Du confusionnisme au précipice Zemmour
Ce texte reprend la présentation faite par Philippe Corcuff en introduction au débat autour de son livre La Grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (éditions Textuel) qui s’est tenu à la Coopérative du Zèbre le 24 novembre dernier et était animé par Laurent Zine et Lilian Mathieu. Philippe Corcuff enseigne la sociologie et la philosophie à Sciences-Po Lyon et a longtemps tenu la chronique « Phil noir », illustrée par Charb, sur lezebre.info. La Grande confusion est bien sûr en vente au Livre en pente (18 rue des Pierres plantées, 69001 Lyon).
Je vais proposer, en introduction à nos échanges, quelques repères très partiels à propos d’un gros livre de 672 pages, que j’ai mis trois ans et demi à écrire, dont j’ai accumulé les matériaux depuis 2012 et qui est paru en mars 2021 : La Grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées.
Je date les débuts de l’extrême droitisation des espaces publics et de l’extension des domaines du confusionnisme qui la facilite en France au milieu des années 2000. Je parle d’extrême droitisation des espaces publics, et pas d’extrême droitisation de la société française, qui m’apparaît plus composite et mouvante.
Mon topo initial aura trois moments principaux : 1) je rappellerai les repères cardinaux de ma démarche ; 2) j’envisagerai un double cas répugnant de pensée « postfasciste » avec Alain Soral et Éric Zemmour ; et 3) je ferai monter la tension en envisageant la possible victoire d’Éric Zemmour à la prochaine présidentielle. Je serai court et schématique.
1) Repères globaux d’une démarche
Dans un premier temps, je vais donc proposer des repères globaux de la démarche de mon livre La grande confusion.
Trois fils conceptuels principaux outillent ma démarche : je les nomme « formations discursives », en référence à un concept développé par le philosophe Michel Foucault en 1969 dans son livre L’archéologie du savoir (Gallimard).
D’abord la notion de « formation discursive » ? Cela renvoie à un espace rhétorique et idéologique composite, peuplé de contradictions et de conflits, mais qui dessine, sans que personne ne le maîtrise, des cohérences partielles. Ce que l’on pourrait nommer « une orchestration sans chef d’orchestre », pour reprendre une expression au sociologue Pierre Bourdieu. Le propre de telles « formations discursives », c’est que les locuteurs qui y participent ont une fort inégale conscience de ce à quoi ils participent ainsi, et que la dynamique d’ensemble leur échappe largement.
Les trois formations discursives autonomes dotées seulement d’intersections et d’interactions entre elles que j’analyse sont l’ultraconservatisme, le confusionnisme et l’identitarisme.
* L’ultraconservatisme, ce sont des mélanges idéologiques associant plus ou moins xénophobies (dont la xénophobie anti-migrants, l’islamophobie et/ou l’antisémitisme), sexisme et homophobie dans un cadre nationaliste fantasmant « un peuple » homogène culturellement, un peuple-nation. Alain Soral et Éric Zemmour ont ici une place de choix.
* Le confusionnisme renvoie au développement d’interférences entre des postures et des thèmes d’extrême droite, de droite, de centre macronien, de gauche modérée dite « républicaine » ou de gauche radicale. Des postures ? Le remplacement de la critique sociale structurelle des inégalités, des dominations et des discriminations portée historiquement par la gauche, par la pensée critique et par de larges secteurs des sciences sociales, par la mise en cause superficielle du « politiquement correct », les schémas complotistes et la focalisation de la critique sur des personnes (hier Sarkozy et Hollande, aujourd’hui Macron). Des thèmes ? La valorisation du national et la dévalorisation du mondial et de l’européen, la dénonciation amalgamant la dynamique de droits individuels portée par le libéralisme politique et la domination du marché propre au néolibéralisme économique, la fixation positive (« identité nationale ») ou négative (« musulmans ») sur des identités supposées homogènes et closes, l’effritement de la frontière symbolique avec l’extrême droite, etc. Cela s’opère dans un contexte de fort recul du clivage gauche/droite. Et dans le recul du clivage gauche/droite, il y a surtout la crise de la notion de « gauche ». Confusionnisme n’est donc pas synonyme de confusion, mais a un sens politico-idéologique plus précis.
Exemple ? Au début de La grande confusion, je mets en évidence les parentés étonnantes des discours sur ce plan de trois personnalités différentes et même politiquement opposées : 1) l’historien et éditorialiste Jacques Julliard, figure de « la deuxième gauche » des années 1970, puis de la Fondation Saint-Simon sociale-libérale dans les années 1980, qui effectue un tournant dit « républicain » en 2010 en passant de L’Obs à Marianne ; 2) l’économiste et philosophe Frédéric Lordon, une des principales figures intellectuelles de la gauche radicale en France qui a émergé dans les années 1990 ; son blog sur le site du Monde diplomatique étant un des plus suivis dans la gauche radicale ; et 3) Mathieu Bock-Côté, jeune idéologue ultraconservateur venant du Québec, qui depuis peu officie sur CNews et Europe 1. Tous les trois valorisent la nation et dévalorisent l’internationalisme. Et même ils sont proches d’une vision de « l’appartenance nationale » formulée par une des figures du nationalisme français de la fin du XIXe et début du XXe siècle : l’écrivain Maurice Barrès, une vision « enracinée » de l’appartenance nationale, tenue par des racines profondes.
Dans le contexte du recul du clivage gauche/droite, le confusionnisme bénéficie principalement à l’extrême droitisation, car il contribue tout à la fois à légitimer de manière soft des postures et thèmes venant de l’extrême droite, ainsi qu’à affaiblir un peu plus la gauche, en la désarmant face à la dynamique ultraconservatrice.
* L’identitarisme, c’est réduire des personnes et des groupes à une identité principale, homogène et fermée, par exemple une identité nationale ou une identité religieuse ; une identité positive valorisée ou une identité négative dénoncée. Il faut distinguer l’identitarisme de l’identité ; l’identitarisme c’est en quelque sorte une pathologie de l’identité. Il y a une variété d’identitarismes. Le nationalisme d’extrême droite est un identitarisme, mais également le nationalisme du régime de Poutine en Russie et celui du régime capitalo-communiste en Chine, ou celui du régime hindouiste antimusulmans de Modi en Inde, ou encore la variété des islamo-conservatismes, etc.
2) Sexisme, racisme et homophobie chez deux figures « postfascistes » : Alain Soral et Éric Zemmour
Je parle de « postfascisme », en me situant par rapport aux débats en cours sur l’extrême droite. Car ceux qui parlent de « fascisme » pour les extrêmes droites actuelles ne prennent pas en compte les transformations de l’extrême droite (en particulier leur récupération du vocabulaire républicain, comme avec la laïcité, alors que les fascismes des années 30 étaient souvent antirépublicains). Et ceux qui parlent de « populisme » effacent les éléments de continuité entre les fascismes historiques et les extrêmes droites actuelles, en particulier la xénophobie et le nationalisme. Dans « postfascisme », « fascisme » vise des éléments de continuité et « post » des changements. Deux des principaux idéologues « postfascistes » français sont Alain Soral et Éric Zemmour.
Soral a un écho dans l’underground sur Internet et les réseaux sociaux, et Zemmour dans les grands médias. Leur divergence principale porte sur le contenu de la xénophobie : antisémitisme pour Soral et islamophobie et négrophobie pour Zemmour. Cependant il faut aussi noter que la réhabilitation récente du maréchal Pétain par Zemmour, qui insistait initialement sur la figure de de Gaulle, contribue à effacer l’antisémitisme d’Etat du régime de Vichy.
Je vais m’arrêter sur deux exemples mettant clairement en évidence la façon dont racisme, sexisme et homophobie peuvent être imbriqués chez Soral et Zemmour.
a) Le 15 juin 2014, le site d’Alain Soral, Égalité & Réconciliation, met en ligne la vidéo d’un entretien de deux heures avec Soral. Je me concentrerai sur un passage consacré à une interview effectuée par le journaliste Jean-Pierre Elkabbach avec le président russe Vladimir Poutine et diffusée sur Europe 1 et TF1 le 4 juin 2014. Á un moment, Soral lance :
« Et puis on a vu le petit Elkabbach – là c’est mon analyse un peu plus racialo-communautaire –, qui est finalement le petit le petit sémite sépharade, se soumettre finalement comme une femme à quelqu’un qui représente encore je dirais la virilité aryenne d’une certaine manière même si elle est slave, voyez. Mais là c’est la juste hiérarchie traditionnelle voyez. Quand Poutine ouvre sa gueule, Elkabbach la ferme. Et c’est comme ça que doive se conce[voir] se conçoive un monde qui fonctionne bien. Parce qu’il y en a un qui incarne l’autorité légitime et la virilité et l’autre qui incarne ce qui devrait la place qu’il aurait dû garder depuis toujours, c’est-à-dire une place d’intermédiaire et de courtisan et au mieux de diplomate comme du temps où la France était la France. Pour ceux qui comprennent bien de quoi je veux parler. »
On notera dans cet extrait l’abjection de l’antisémitisme soralien jusqu’à un clin d’œil positif au racisme nazi (« la virilité aryenne »), encastré dans une suffisance misogyne. Cet antisémitisme sexiste s’exprime autour de deux pôles hiérarchisés : celui d’en bas incarné par Elkabbach, associé à la judéité et au « féminin » (« le petit Elkabbach », « le petit sémite sépharade », « se soumettre finalement comme une femme », « une place d’intermédiaire et de courtisan et au mieux de diplomate ») et celui d’en haut représenté par Poutine (« la virilité aryenne », « l’autorité légitime et la virilité »). Le « comme une femme » (visant ici Elkabbach) fait signe du côté de l’homophobie. Un homme présenté « comme une femme » est classiquement associé à un homosexuel, quelle que soit son orientation sexuelle. La dévalorisation symbolique peut ainsi surfer sur des préjugés homophobes renvoyant souvent l’homosexualité masculine à une supposée dégradation « féminine » de « la virilité ». En mars 2019, le total des visionnages de la vidéo (YoutTube et site de Soral) était de 751 300 vues.
b) La chronique de livres de Zemmour dans Le Figaro du 5 décembre 2013, intitulée « Petits Blancs et bonnes consciences », va aussi imbriquer racisme et sexisme. Il y écrit notamment :
« la misère sexuelle des jeunes prolétaires blancs qui, éduqués dans l’univers du féminisme occidental, ne peuvent rivaliser avec la virilité ostentatoire de leurs concurrents noirs ou arabes, qui séduisent nombre de jeunes femmes blanches, blondes de préférence […] [Cela] exprime aussi l’antique attrait des femmes pour le mâle dominant, le vainqueur, à l’instar de ces Françaises qui couchèrent pendant la Seconde Guerre mondiale avec des soldats allemands puis américains. »
On voit bien ici que, dans la rhétorique ultraconservatrice du « politiquement incorrect », la correspondance avec des faits observables n’a pas de valeur (qui a observé aujourd’hui dans nos rues, parmi les lecteurs du Figaro, que les « jeunes prolétaires blancs », esseulés, sont massivement délaissés par les « jeunes femmes blanches, blondes de préférence » au profit de « leurs concurrents noirs ou arabes », entourés de multiples groupies blanches, et blondes de préférence ?). C’est la dynamique des stéréotypes sexistes et racistes (négrophobes et arabophobes) qui compte (de « l’antique attrait des femmes pour le mâle dominant » à « la virilité ostentatoire » des Noirs et des Arabes, en passant par la supposée dévirilisation générée par le « féminisme occidental »). Ces stéréotypes sont associés à des effets de réel, selon l’analyse classique de Roland Barthes, provoqués par le recours rhétorique à des détails ou des exemples qui apparaissent concrets (« la virilité ostentatoire », « blondes de préférence », « ces Françaises qui couchèrent pendant la Seconde Guerre mondiale avec des soldats allemands puis américains » …) et, partant, donnent une couleur de « vérité » à un récit pourtant délirant d’un point de vue factuel.
Les préjugés homophobes ne sont pas présents dans ce texte, mais dans d’autres comme la chronique du Figaro du 12 décembre 2013, intitulée « La morale pour tous ». Il y parle de « la propagande homosexuelle au sein des écoles », l’école actuelle étant même décrite comme « le lieu d’où on menait la guerre à « l’homme blanc hétérosexuel » ».
3) Vers le précipice Zemmour ?
La pré-candidature présidentielle de Zemmour et sa surmédiatisation en septembre et octobre 2021 ouvrent un passage entre deux logiques autonomes : l’extrême droitisation idéologique (que j’analyse dans mon livre) et l’horizon d’une victoire électorale possible de l’extrême droite politique. Or, l’extrême droitisation idéologique n’a pas besoin d’une victoire électorale de l’extrême droite pour avoir des effets. Car les effets de l’extrême droitisation idéologique sont déjà là. Ils pèsent sur les agendas politiciens (avec le triptyque immigration-islam-insécurité, de la droite jusqu’à des secteurs de gauche, en passant par le centre macronien) et même sur les politiques publiques (avec la récente loi dite sur « le séparatisme »), ou ils s’expriment par la parole antisémite décomplexée sur Internet et sur les réseaux sociaux. Mais cela ne débouche pas nécessairement sur des gains électoraux de l’extrême droite politique. Or, la transformation d’un des principaux idéologues ultraconservateurs en pré-candidat présidentiel permet d’envisager un passage entre un terreau idéologique et des résultats électoraux.
Les travaux démystificateurs de la science politique critique, dans le sillage des analyses initiées par Pierre Bourdieu, ne nous conduisent pas à lire les sondages actuels, encore loin de l’échéance électorale et alors qu’on ne connait pas les candidats définitifs, comme nous informant sur les intentions de vote des électeurs. Ils nous révèlent seulement des états mouvants et précaires d’opinions, très liés au contexte médiatique et politique immédiat, filtrés par des dispositifs techniques de recueil à la rigueur variable. Dans ce cadre, la montée des scores de Zemmour enregistre avant tout la surmédiatisation de sa pré-candidature depuis la rentrée de septembre. Et, en retour, ces sondages alimentent sa surmédiatisation dans un effet « boule de neige ». Il n’y a point ici de complot des instituts de sondage et des médias, comme le croient trop souvent les militants critiques, mais une quête et une concurrence autour du « nouveau », qui constitue un des moteurs du champ journalistique, comme l’a analysé Pierre Bourdieu. Certes, quelques médias poussent au maximum leurs agendas ultraconservateurs autour de Zemmour, tels que Valeurs actuelles, CNews ou certains secteurs du Figaro, mais ces forces stratégiques ne sont guère suffisantes pour enclencher « l’orchestration sans chef d’orchestre », dont parle Bourdieu. Ce processus peut déboucher sur ce que le sociologue américain Robert K. Merton a nommé une « prophétie autoréalisatrice », c’est-à-dire une prophétie qui contribue à créer les conditions mêmes de sa propre réalisation. La controverse télévisée avec Jean-Luc Mélenchon sur BFMTV, le soutien de Jean-Marie Le Pen ainsi que le débat public avec Michel Onfray à Paris ont également renforcé la légitimation de la candidature présidentielle de Zemmour.
Occupant la plus grande part de l’espace médiatique consacré à la politique pendant tous les mois de septembre et d’octobre, sa candidature s’est installée comme une évidence et sa présence au second tour comme une possibilité non négligeable. Il est même devenu le centre de la pré-campagne présidentielle : la primaire des Républicains apparaît largement aimantée par ses thèmes identitaristes. Macron ne peut pas en rajouter sur l’identitaire, parce que dans la surenchère actuelle son identitarisme soft pourrait apparaître « laxiste », alors qu’il vise d’abord au premier tour une partie de l’électorat de droite. C’est peut-être pourquoi sa dernière intervention télévisée a lancé sa campagne sur un autre thème conservateur : la chasse aux chômeurs. Quelqu’un qui était considéré avant comme à l’aile gauche du PS, Arnaud Montebourg, s’est même lancé dans une proposition antimigrants puisée à l’extrême droite et immédiatement approuvée par Marine Le Pen.
Dans cette logique, la probabilité que Zemmour soit présent au second tour s’accroit. Et au deuxième tour, ses chances sont meilleures que Le Pen face à Macron : 1) sa médiatisation dans l’émission très populaire présentée par Laurent Ruquier sur France 2, « On n’est pas couchés », entre 2006 et 2011, l’a installé parmi les personnes très connues, sans image d’extrême droite alors ; 2) bien que défendant des thèses plus à droite que Marine Le Pen, il apparaît plus respectable et fréquentable à droite, en tant que journaliste du Figaro depuis de nombreuses années, fréquentant les politiciens de droite et apprécié des sympathisants de droite ; ce qui fait qu’une partie des dirigeants de LR (comme Éric Ciotti) pourront appeler à voter pour lui, alors qu’ils n’oseraient pas le faire avec Marine Le Pen, une partie de l’électorat de droite pouvant aller dans ce sens, en s’ajoutant à l’électorat de l’extrême droite ; 3) une partie significative de l’électorat de gauche et parmi ceux impliqués dans les mouvements sociaux pourrait s’abstenir, tant l’hostilité à Macron est forte dans certains secteurs ; et 4) Zemmour ne sera pas dépourvu comme Marine Le Pen dans le grand débat télévisé du second tour, car c’est son métier depuis 15 ans – c’est une sorte de Trump intello. Ces quatre aspects combinés peuvent nous faire glisser dans le précipice « postfasciste » en avril prochain.
Après ce panorama synthétique et bien partiel du livre et ses conséquences inquiétantes pour notre actualité politique, il est temps de passer aux questions et au débat.
Philippe Corcuff