Joseph Cornell

Joseph CornellDimanche 8 décembre, coup de téléphone matinal, je sors des brumes d’une soirée de folie, loin des sentiers lumineux… Samedi au Broc, chez mon ami Bertrand. Soirée, et concert de Azian Z, groupe franco–japonais. Blindé, plein de chaleur et de rif, et un « great » Jon surchauffé à la batterie, de quoi se dire que la vie est belle de temps en temps. Manquait les danseuses, genre manga, qui réveillent en nous les fantasmes des petites écolières japonaises ! Ouistiti l’a dit.

Moulin Joli , l’histoire qui hante les lieux.

Laurie la sublime, la Fabulous, graphiste et rédactrice, entre autre du Zèbre, m’annonce qu’elle est de passage. Son TGV arrive à 10 heures et, surprise, elle ne vient pas pour le 8 décembre des illuminés, mais pour visiter l’expo de Joseph Cornell, un autre illuminé, et d’une autre envergure ! L’idée lui est venue la vieille en passant devant Beaubourg. On se donne rendez-vous place des terreaux, au Moulin Joli. Une brasserie qu’on aime bien… son côté fin 19ème, ses stucs, sa tranquillité, et l’histoire qui hante les lieux. C’est dans ce café près de l’hôtel de ville que, le 4 novembre 1940, fut décidée la création du mouvement clandestin Franc Tireur et la diffusion du journal homonyme. Des collègues en quelque sorte, qui n’avaient pas non plus de carte de presse ! Malgré le contexte, ils ne manquaient pas d’humour si l’on en juge leur sous-titre : »Mensuel dans la mesure du possible et par la grâce de la police du Maréchal ».http://lesamitiesdelaresistance.fr/lien16-franctireur.php.

Joseph Cornell, je connais. Margaux a même fait une intro dans l’agenda expo du Zèbre. Je plonge sur mon Mac et tape Joseph Cornell. Sur le french-web, mis à part l’expo de Lyon, l’information est plutôt « light ». Mais si on passe de l’autre côté de l’Atlantique, cela change : c’est loin d’être un inconnu. Mort en décembre 1972, Joseph Cornell n’avait pas connu une telle rétrospective en France depuis trente-deux ans. Cette exposition est la première dans un musée français depuis celle, itinérante, organisée par le Museum of Modern Art de New York et présentée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1981. Reconnu comme un des acteurs majeurs de l’art américain de la première moitié du XXe siècle, Joseph Cornell a souvent été présenté comme un histrion dans la constellation surréaliste. Seules ses recherches filmiques ont fait l’objet d’une évocation récente dans l’exposition « La Subversion des images », organisée par le Centre Pompidou en 2009/2010. L’exposition du Musée des beaux-arts propose, elle, de restituer l’œuvre de Joseph Cornell dans le contexte du surréalisme.

Tu n’aurais pas eu envie de les rencontrer toi ?

Joseph CornellJe vois arriver Laurie, superbe manteau de cuir rouge, Doc Martin, elle me tape la bise : « boujou, ma poule » et me dit : « pas possible cette fête des lumignons, cela sent la merguez et la sangria même dans le métro. Par contre on se croirait devant l’église du Sacré Coeur, kitch et contemporain, mais vraiment trop Warner Bross. » Un sourire qui me fait toujours rêver, elle enchaîne sur le cœur de sa visite.  » Le surréalisme devient tendance. Des expos (Lyon et Beaubourg), des rééditions… on est en manque de repères idéologiques, et on a besoin d’autres visions. La crise, petit à petit, réduit nos espaces et nous rétrécit la cafetière, le ciboulot si tu préfère ! Pour la plupart des gens, le surréalisme est un monde inconnu, mais on en parle avec envie, Dalí, Duchamp, Ernst, Man Ray, ça fait rêver. Tu n’aurais pas eu envie de les rencontrer toi ?
La semaine dernière en revenant du Grand Palais et de l’exposition Frida Kahlo, je feuilletais le catalogue et je tombe sur cette photo jaunie où on l’on retrouve Frida Khalo, Diego Rivera, André Breton et Léon Trotsky. Trotsky est l’amant de Frida. Il sera assassiné six mois plus tard. Le monde est au début de sa destruction, et tu les voit deviser paisiblement comme si de rien était
 ! »

La Constellation Surréaliste

On rentre dans l’expo, quittant avec plaisir le froid sibérien et la marée humaine qui se répand sur la place.

Consacrée à la « constellation surréaliste », la grande salle du musée présente des œuvres qui furent exposées à New York et que Cornell a donc connues : trois petites toiles sublimes de Dali (un des rares à critiquer violemment Cornell, lui reprochant de lui avoir voler son idée), le buste apollinien et sexy de Chirico, Mélancolie Hermétique, des années Valori Plastici, le début de sa correspondance avec Breton et Eluard des œuvres de René Magritte, de Max Ernst, d’Yves Tanguy… Presque un siècle plus tard, il est toujours impossible d’expliquer ce qui s’est passé, cette créativité, ces rencontres, ces conflits, la vie quoi. Au centre de cet espace, les « boîtes d’ombre » de Cornell, autour, « le mouvement » et ce qu’il a apporté dans le registre du collage, de la photographie, et des pratiques artistiques reposant sur la collecte de matériaux.

Joseph CornellAu premier étage, on découvre les films expérimentaux de Cornell, composés à partir de films existants que l’artiste découpait, remontait, filtrait et accompagnait ou non d’une bande sonore de son choix. Les collages de pellicule qu’il réalise, dont Rose Hobart (à voir ici ), en 1936, essentiellement composé de séquences empruntées à East of Borneo, mélodrame d’aventures de 1931. Chef-d’œuvre de désorganisation du récit filmique ou concentré « amoureux » de Cornell pour une actrice (lire Le temps suspendu ou l’univers cinématique de Joseph Cornell ). Un programme comprenant Anemic cinéma, de Marcel Duchamp, L’Étoile de mer, de Man Ray (montré pour la première fois à la Galerie Julien Levy, en décembre 1936). Le mouvement a toujours fasciné Cornell — un point qu’il partage avec Marcel Duchamp dont les Rotoreliefs sont exposés en parallèle —, ainsi que les jeux d’illusion optiques pré-cinématographiques. Une rencontre insolite et magique, Duchamp, et sa boîte-en-valise, à laquelle a d’ailleurs travaillé Cornell.

Joseph CornellOn est tous les deux sous le choc. Trop d’émotions. On a du mal à rentrer dans la troisième partie de l’expo. A partir de 1949, Cornell s’éloigne du mouvement et ses boîtes deviennent épurées, il commence à faire des collages en deux dimensions sans le cadre de la boxcontainer, comme on peut le vérifier dans la dernière salle de l’exposition. Pop Art ou Art minimal ne restaureront pas hermétique à ce travail.
Étrange flash-back sur ma soirée d’hier, Kusama* reine du Pop Art japonais , fut longtemps sa compagne platonique, Quand elle retourne au Japon, elle emporte ses boîtes de coupures de magazines et d’autres matériaux de collage que Cornell lui avait donnés. Dans les années suivantes, Kusama a utilisé ces matériaux dans une série de collages lumineux.

« Il faudrait revenir« , me chuchote Laurie. Pour la prochaine nuit surréaliste, le musée a fait le pari d’organiser un parcours nocturne, fin novembre, constitué de près de 200 œuvres d’artistes emblématiques du surréalisme et ponctué de concerts, et à la suite « Joseph Cornell et la danse », « Joseph Cornell et le cinéma ». Cela te dit ? Dommage qu’ils n’aient pas fait appel à des créateurs musicaux Lyonnais, cela foisonne chez vous. »

Voyage en solitaire

Joseph CornellSortie du musée. Le monde est de plus en plus nombreux. Détours par No&Co, un resto près de l’ancien Café des Savoyards, autre lieu hanté par l’armée de l’ombre. Autour d’un succulent plat arrosé d’un gamay du Bugey, nous reprenons notre souffle, en papotant concerts… Souvenir, souvenir… « My dear, tu te rappelles le premier concert des Clash au halle de la Villette, avant leur destruction ! » Un autre concert me titille la mémoire, celui de Wilko Johnson, à l’Exocet, (le derniers de notre court moment amoureux). Tout doucement, l’expo revient dans notre conversation, et je pars dans un grand soliloque.

Tu sais que Cornell était adepte de l’errance solitaire. Depuis le début des années quarante, sa vie a été structurée par un rythme simple : départ d’Utopia Parkway 3708 dans le Queens, puis le métro jusqu’à Manhattan, où il marchait, mangeait, regardait et recueillait des objets à recycler (un des premiers décroissants, car là est une des parties de l’idéologie surréaliste). Retour à la maison dans le Queens, au sous-sol et dans son jardin, où il construit ses cases, parle à sa mère, tandis que son frère prend en charge l’ensemble de sa vie. Le flâneur et le reclus semblent hors du monde et, pourtant, il construit avec les rebus de son monde .
Ni peintures, ni sculptures, ni dessins, ni œuvres conceptuelles ! Ses boîtes deviennent un médium singulier à trois dimensions. Elles contiennent des objets trouvés, des photographies, des cartes et des constellations. L’assemblagiste construit de petits univers qui ont un pouvoir sur nos imaginations. Un fragment d’une carte zodiacale, un timbre exotique affranchi, un verre de vin brisé, une boule ou deux de couleur, un portrait d’une princesse Médicis, des textures multiples, une accumulation. Il organise des pièces derrière la façade en verre d’une caisse en bois pour incarner son monde qui devient aussi le nôtre. Deux mondes contrastés à l’extérieur, le chaos, à l’intérieur, la mémoire et la paix, dont l’un des emblèmes chef était l’oiseau en cage. Parfois féerique, ensorceleur même, un magicien du merveilleux qui se transforme en sorcier pour nous offrir un monde souvent terrifiant. Notre monde d’aujourd’hui ressemble étrangement à celui d’hier..

« Même à Paris on admet que l’expo de Joseph Cornell est une réussite« , m’interrompt Laurie. Philippe Dagen, dans le Monde, titre : « Ceux qui aiment le surréalisme iront à Lyon », en la comparant à l’expo de Beaubourg — « Les rapports du surréalisme aux objets, qu’il les trouve, les modifie ou les fabrique ». Il l’explique ainsi : « Pourquoi ce magnétisme, qui fonctionne mal à Paris, opère-t-il à Lyon ? D’abord parce que les œuvres de Cornell sont moins connues. Leur pouvoir de surprise demeure intact, d’autant plus que ses collages et assemblages ont l’énigmatique, l’inexplicable, l’injustifiable pour principes. Mais l’essentiel du plaisir est dû à Cornell et à nul autre. Il ne se répète pas. Il ne tombe ni dans l’emphase ni dans l’autocitation. Il lui suffit, si l’on peut dire, de collecter tout ce qui lui tombe sous les yeux et de les disposer dans l’espace de la boîte ou du coffret.« 

Joseph CornellHeureux les esprits fêlés car ils laissent passer la lumière !

« Parisien tête de veaux !« , clame un voisin. Laurie a une facilité pour capter les regards et l’attention, ses origines baltiques peut être… Elle le claque aussitôt, une habitude : « Je vous laisse vos grattons, les nuits sonores et votre fête des bougies, putain con ! (stigmate de son aventure avec un des fabulons troubadours) et reprend : « Ce qu’on oublie, c’est que Cornell, comme tout mec, n’est pas un homme de bois. Sa créativité s’est augmentée de son attirance pour les jeunes adolescentes, celles qu’il rencontrait lors de ses errances solitaires à travers New York ! Il y avait plus qu’un vieil homme sale qui lorgnait à la fenêtre des cafés, qu’il a d’ailleurs appelé ses « premières loges ». Ses engouements pour les grandes ballerines du Ballet comme Allegra Kent sont célèbres. Et il avait les mêmes sentiments pour certaines stars de cinéma, Lauren Bacall, Marilyn Monroe… Quand Audrey Hepburn a donné une performance à New York en 1954, il lui a envoyé une de ses boîtes hibou en hommage. Elle l’a renvoyé chez lui, le prenant pour un fou ! Sheree North, starlette des années cinquante au rôle de soubrette, aujourd’hui oubliée, est présente dans de nombreuses boites, même s’il ne l’a jamais rencontrée. Tu sais, je crois qu’il était un peu fada. Mais heureux les esprits fêlés car ils laissent passer la lumière ! »

« Tu te souviens ? Cela me fait penser à Bernardo Soares, dans Le livre de l’intranquilité de Fernando Pessoa. Aide-comptable, il rêve, fantasme, et s’imagine ailleurs. Il voudrait être un écrivain célèbre. Il se nourrit de ses fantasmes avec des monologues internes, et enregistre ses « rêves » dans son journal. Mais il est tout à fait conscient de la brutale réalité ordinaire de la vie, il vit. Cornell, lui, créé des boîtes remplies de désirs, de ses désirs qui sont parfois les nôtres, il crée un monde qui ne peut devenir réalité, mais qui pourrait devenir notre réalité« .

Retour sur le belvédère. Un attroupement nous interpelle : plus de trois cent personnes suivent un duo magique. Il s’agit des Visites d’Idées. Le verbe et l’imaginaire nous emportent vers d’autres rivages, dont je vous reparlerais… Surréalistes, ils ne sont pas tous morts !

 

Franck du Zèbre

 



MUSÉE DES BEAUX-ARTS
20, place des Terreaux – Lyon 1er – 04 72 10 17 40 me. au lu. 10h/18h, ve. 10h30/18h Programme complet sur www.mba-lyon.fr http://www.mba-lyon.fr/mba/
JOSEPH CORNELL 1930 – 1950 Joseph Cornell et les surréalistes à New York : Dalí, Duchamp, Ernst, Man Ray.

- Joseph Cornell et la danse Vendredi 3 janvier 2014 Avec la participation du chorégraphe Denis Plassard, en partenariat avec la Maison de la Danse. Réfectoire du musée
- Joseph Cornell et le cinéma Vendredi 7 février 2014 En partenariat avec l’Institut Lumière

* Dans un article intitulé « Les gens que j’ai connus, les gens que j’ai aimés, » Kusama décrit sa relation avec Joseph Cornell . Elle raconte une histoire amusante et troublante d’une altercation avec la mère de contrôle de Cornell : « Joseph et moi étions assis sur la pelouse un jour, s’embrassant, quand sa mère est venue derrière nous avec un seau plein d’eau et soufflant, elle. soulevé le seau et vider le contenu sur nous …. « Combien de fois dois-je vous dire, Joseph ? elle a crié. « Vous ne devez pas toucher les femmes ! femmes sont sales ! Ils se reproduisent syphilis et la gonorrhée. ( Pour mieux connaitre Kusama http://vimeo.com/41152594)

La Main à plume (1941-1944) est une publication collective et un groupe qui a maintenu actif le surréalisme sous l’Occupation, en l’absence d’André Breton et d’une grande partie des forces vives du mouvement. Le nom est tiré d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud : « La main à plume vaut la main à charrue. » (Mauvais sang). Certains de ses membres ont pris part à la lutte armée. http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_71_iprod_364-La-main-a-plume.html#

Quelques photos extraites de l’exposition :