Les Castagnettes de Carmen # 34
Irrelohe de Franz Schreker à l’Opéra de Lyon du 19 mars au 2 avril
C’est une injustice que répare l’Opéra de Lyon en produisant Irrelohe de Franz Schreker. Compositeur important de l’Allemagne des années 1920, celui-ci a été largement effacé de la mémoire musicologique car juif et considéré comme « dégénéré » par les nazis. Que son œuvre n’ait pas été réhabilitée après-guerre constitue un véritable scandale artistique, heureusement réparé. Car il s’agit de belle musique, ici fort bien servie par la baguette de Bernhard Kontarsky.
Le livret, du compositeur lui-même, date de 1924 et lorgne du côté du gothique. Une légende que se chuchotent les villageois prétend que les seigneurs d’Irrelohe seraient maudits, choisissant de génération en génération de jour de leurs noces pour enlever et violer de jeunes et jolies paysannes. La dernière en date est Lola (Lioba Braun) qui, devenue vieille, entonne tous les soirs la même chanson racontant son viol, trente ans auparavant, par le comte. Le fils né de ce crime, Peter (Julian Orlishausen), est un jeune homme torturé par cette origine traumatique mais aussi par l’ambivalence de la jeune Eva (Ambur Braid) dont il est amoureux. Celle-ci, en fait, vient d’éprouver un coup de foudre — réciproque — pour Heinrich (Tobias Hächler), dernier de la lignée des seigneurs d’Irrelohe. Le jour de leur mariage sera celui d’une vengeance flambante pour le violoniste Christobald (Michael Gniffke), ancien soupirant de Lola de retour au village. Quant à Peter, sa fureur à l’encontre des deux amoureux prouvera que c’est lui, et non son demi-frère Heinrich, qui a hérité des pulsions criminelles de son comte de père. Bref, si l’intrigue n’est pas sans ressemblance avec le Chien des Baskerville, la fin évoque plutôt Noces de sang.
La découverte de la musique de Scheker évoque spontanément celle des films qui lui étaient contemporains. C’est de cette familiarité qu’a intelligemment tiré parti David Bösch, dont la mise en scène multiplie les clins d’œil cinématographiques. Les longs passages instrumentaux sont habillés de films muets en noir et blanc mettant en scène les interprètes, et décors brumeux comme costumes surannés reproduisent l’esthétique des mélodrames expressionnistes des années 1920. Lorsqu’il figure les convives de la noce, le chœur aux yeux charbonnés parait une colonie de zombies et le jeune comte Heinrich présente tous les traits des aristocrates fin de race.
Le mérite de cette production ne tient pas qu’à l’inventivité de sa mise en scène mais aussi, et avant tout, à la qualité des interprétations tant vocales qu’orchestrales. Celle-ci constitue un hommage tardif mais nécessaire à la musique de Schreker, dont on espère qu’elle accèdera, grâce à cette production, à la redécouverte qu’elle mérite.
Carmen S.
© Stofleth