Les texticules de Pedro

Géographies de la terreur n° 1

L’Argentine est un pays où on peut voir, parmi les pubs qui précèdent une séance de ciné, un spot informant que si on est né entre 1975 et 1983 et qu’on a des doutes sur son identité, il est possible d’obtenir une aide pour savoir si on fait partie des quelque 500 bébés « appropriés » par la dictature après l’assassinat de ses parents biologiques (1).

Autrement dit, quarante ans après le retour de la démocratie, la période du proceso de reorganización nacional (nom officiel de la dictature) continue de hanter le pays.

Patio de la Faculté de sciences économiques (« ils manquent »)

Elle hante tout particulièrement l’espace public de Buenos Aires et des autres villes argentines. En voici quelques traces glanées au fil de mes pérégrinations porteñas (2).

Quarante ans après, la mémoire des disparus — évalués à 30 000, d’où la récurrence de ce chiffre devenu symbole — et l’exigence de justice sont des enjeux très contemporains. A l’heure actuelle, d’anciens tortionnaires sont toujours jugés et condamnés, d’autres encore pourchassés par les familles de leurs victimes, et obtenir que l’institution judiciaire fasse son travail reste un enjeu de lutte (3). C’est bien parce que la mobilisation doit accompagner voire appuyer l’œuvre de justice que la mémoire des victimes adopte volontiers la forme d’inscriptions « sauvages », graffitis ou pochoirs (ci-contre: « Le silence ne nous protège pas », « 30 400 présents », « je ne meurs pas, ce sont eux qui me tuent », ci-dessous : « ils sont 30 000 »).

Symbole récurrent, le foulard est l’emblème des Mères (et Grand-mères) de la place de Mai. Leur mobilisation a été la première à s’exprimer publiquement alors que la dictature était encore en place. Exigeant initialement de savoir où se trouvaient leurs enfants (essentiellement des militants et militantes de gauche) arrêtés par la junte puis « disparus », c’est en avril 1977 qu’elles ont commencé à se réunir tous les jeudis après-midi devant la Casa rosada, palais du gouvernement alors occupé par la junte, sur la place de Mai de Buenos Aires. Porter en foulard les anciens langes blancs de leurs enfants est devenu leur signe de ralliement et, stylisé, le symbole de la lutte pour l’établissement de la vérité et l’accomplissement de la justice. On le retrouve de ce fait fréquemment dans les graffitis mais il a obtenu une forme de reconnaissance officielle : le sol de la place de Mai où elles continuent à se rassembler en a été orné.

 

 

« Jamais plus »

Une autre forme d’entretien plus systématique et organisée de la mémoire des victimes de la dictature sont les plaques colorées rappelant que telle personne (ou groupe de personnes) assassinée ou disparue habitait ou travaillait à cet endroit. Le promeneur rencontre fréquemment — et cette fréquence est elle-même significative de l’ampleur des crimes — de telles plaques sur le trottoir. Leur côté coloré mais également le texte déterminé qui accompagne l’identité de la victime font qu’elles sont tout sauf funèbres : c’est la vivacité du souvenir comme l’actualité de l’esprit de lutte pour lequel ces personnes sont mortes qui sont exprimés de la manière la plus directe.

Le sort de certaines plaques, insuffisamment solides, suggère cependant un péril, que les descendants des victimes et les défenseurs des droits de l’homme s’emploient à conjurer : celui de l’effacement des identités et l’estompement des mémoires. D’autres formes, d’autres lieux y contribuent également — le parcours dans la topographie de la terreur se poursuit…

Pedro

  1. La dernière dictature civico-ecclésiastico-militaire a débuté par un coup d’Etat le 24 mars 1976 et s’est achevée par les élections de décembre 1983, marquant le rétablissement de la démocratie. Elle avait été précédée, à partir de 1974, par une phase d’extrême violence politique initiée par l’extrême droite du péronisme (alors au pouvoir) ciblant prioritairement les mouvements d’extrême gauche.
  2. Porteño ou porteña : de Buenos Aires.
  3. L’identification des restes exhumés dans des charniers constitue un de ces enjeux très actuels, les militaires ayant veillé à faire disparaître leurs victimes ; des centaines de corps ont à cette fin été jetés dans le Rio de la Plata depuis des avions et demeureront introuvables. Retrouver les enfants de militant.e.s assassiné.e.s donnés à l’adoption à des familles proches de la junte pour leur restituer leur véritable identité est également un enjeu majeur, comme le révèle le spot évoqué en début de texte.