Géographie de la terreur #3

Les Texticules de Pedro

Géographie de la terreur #3

Au nord de Buenos Aires se trouve le stade de foot de l’équipe de River Plate, appelé el Monumental. À quelques encablures de là se situe l’ancienne ESMA, l’Escuela de Mecánica de la Armada (École de mécanique de la marine) qui fut l’un des principaux centres d’enfermement, de torture et de disparition forcée de la dernière dictature argentine.

Il se dit que, pendant le Mundial de 1978, les tortionnaires suspendaient leur horrible besogne pour écouter les matchs de l’équipe nationale à la radio et que les torturés pouvaient entendre les cris de liesse des supporters venant du Monumental. Leurs cris, à eux, ne parvinrent guère à émouvoir les amateurs de foot : les campagnes menées — en France notamment — pour le boycott du Mundial ne purent empêcher la tenue d’un événement que la dictature sut instrumentaliser pour redorer son image sur la scène internationale (1).

L’ex-ESMA est une sorte de grand campus arboré, composé d’une série de pavillons de taille variable. Comme tous les édifices militaires, elle est dotée de sa place centrale, idéalement conçue pour les parades en uniforme. Chaque bâtiment avait un rôle dédié : bureaux, casernement, gymnase, enseignement et, bien sûr, un mess (ou « casino ») pour les officiers. C’est dans le sous-sol de ce dernier que se déroulaient les tortures, les prisonnier.e.s étant enfermé.e.s dans le grenier entre deux séances. Les murs conservent les graffitis que certain.e.s d’entre elles et eux ont gravés dans le plâtre — souvent la dernière trace qu’ils ou elles aient laissée avant leur disparition (2).

Pendant les années 1990, l’un des pires présidents que l’Argentine ait connus, le néolibéral Carlos Menem, avait préconisé de la raser — une tentative d’effacement de la mémoire de la terreur qui s’était accompagnée d’une amnistie générale des tortionnaires. L’entreprise fut bloquée au début des années 2000 par le président Néstor Kirchner qui décida d’en faire un espace entièrement dédié à la mémoire et aux droits humains, ce qu’elle est aujourd’hui (3).

L’espace a trouvé une nouvelle vocation, cette fois entièrement dédiée à l’entretien de la mémoire de la terreur, au souvenir des victimes et à la défense des droits fondamentaux. Chaque bâtiment a été confié à une organisation ou structure : l’association des Mères de la place de Mai comme celle des enfants de disparu.e.s (H.I.J.O.S.) y ont leurs locaux. Y sont situés le Centre culturel Haroldo Conti (du nom d’un écrivain disparu sous la dictature), un institut de médecine légale (en charge d’identifier les restes trouvés dans des charniers et de rendre les enfants « appropriés » à leur vraie famille) ainsi que les Archives nationales de la mémoire, où les documents de la dictature sont accessibles à la justice, à la recherche historique et aux familles en quête de vérité. Le casino est quant à lui devenu un musée.

« Le seul lieu possible pour un génocidaire est la prison » – « Ford aussi, ce fut la dictature » – « Procès et châtiment »

Par une belle journée d’automne, la déambulation entre les pavillons de l’ESMA se fait volontiers bucolique. Les visages des victimes de la terreur peints sur les murs viennent cependant rappeler toute la pesanteur de l’horreur qui s’est accomplie dans cet espace.

L’écho des cris des victimes ne s’est toujours pas éteint.

Pedro

  1. Une campagne de pub élaborée par une agence de com’ américaine prétendait alors, avec le plus grand cynisme, que « les Argentins nous sommes droits et humains » (los Argentinos somos derechos y humanos), en détournant le vocabulaire des organisations de défense des droits de l’homme.
  2. Plus de 5 000 personnes ont disparu à l’ESMA. Après les avoir torturées pendant plusieurs jours, les militaires les faisaient monter dans des avions et les droguaient avant de les jeter dans le Rio de la Plata. C’est en consultant les anciens plans de vol des avions, comportant une mesure du carburant utilisé et des distances parcourues, que la justice a pu reconstituer cette stratégie de dissimulation des corps des victimes.
  3. C’est sous Kirchner également que l’amnistie générale fut déclarée anticonstitutionnelle et que les procès purent reprendre. Le travail de la justice se poursuit encore aujourd’hui.

Journal Le Zèbre