En 1964, trois ans avant le Summer love de Haight-Aishbury, deux journalistes américains sentent le coup venir. Au flair, ils mettent le cap sur San Francisco, à moins que ce ne soit à l’oreille, attirés par le son de la guitare de Joan Baez chantant We Shall Overcome sur le campus le 2 décembre de cette année-là. Ils ne font pas la route ensemble car ils viennent d’univers différents. Tom Wolfe, un New-Yorkais très propre sur lui en mal de sensations fortes se met en quête de Ken Kesey et des Merry Planksters. Il compilera ses émotions dans Acid Test. Lorsqu’il traîne ses guêtres à Haight Ashbury, c’est la zone : des hippies partout qui font la manche et peinent à se soigner. Un service de santé communautaire s’organise avec les Diggers, des curés rouges qui se baptisent ainsi en référence à une révolte de gueux en Angleterre au XVIIIème siècle. Ils rendront leur tablier avant la fin de l’été, écrasés par la tâche.

L’autre journaleux n’est pas piqué des vers. Il s’agit de Hunter Thompson (l’auteur de Las Vegas parano), adepte des drogues dures et des armes à feu qui réalise un reportage sur les Hells Angels avant de se rabattre sur le mouvement hippie. Il est né à Louisville dans le Kentucky mais l’état civil n’a pas bien fonctionné pour lui : On dit qu’il « serait » né en 1937, tandis que lui jure ses grands dieux n’avoir jamais posé un seul orteil dans ce bas monde avant 1939.

Hunter est déjà sur place lorsque débute le Summer Love. Il habite dans le quartier de Haight et voit avec réticence l’arrivée des hippies blancs qui risquent de faire monter les prix immobiliers de sa zone à lui. C’est l’archétype du chroniqueur qui en a. Il enquête caméra (imaginaire) à l’épaule, chargé d’acide, à la lisière du journalisme et du roman. Il a travaillé auparavant en Amérique latine et commis des articles sur le Pérou et le Brésil en plein de dérive dictatoriale.

Hunter déteste Warhol, autre protagoniste de cette époque. Il se fend la poire lorsque celui-ci se pointe dans les parages avec sa coiffure blond patine et ses airs pincés histoire de voir à quoi ressemble le hippie land. Pourtant Warhol la joue modeste : « Je ne comprends rien à toutes ces histoires », confesse-t-il. Qu’il ne compte pas sur Thompson pour éclairer sa lanterne car celui-ci le considère comme un détraqué. Comme Barry Miles, il débine les marchands du temple dont Warhol fait partie à ses yeux. Il vomit Richard Branson qui crée Virgin, les love-in payants et les boutiques à touristes hippies.

À la fin de son roman Las Vegas parano, Hunter envoie la grande époque hippie par le fond. Il tire la chasse sur les frasques de Leary, Kesey et Ginsberg. Lui seul peut le faire car lui seul a payé de sa personne stylo à l’oreille et carnet de notes à la main sur la ligne de front entre les hippies et les Hells Angels qui lui ont d’ailleurs un jour mis la gueule en charpie. Pour lui, le signe avant-coureur que toute cette affaire-là est vouée à l’échec, c’est quand les Hells Angels foncent sur un cortège anti-guerre à Oakland en 1965. La preuve est faite que les hippies n’ont pas rallié les prolos à leur cause. Ensuite il y aura Altamont, ensuite d’autres ouvriers fonceront sur d’autres cortèges, les flics tireront sur les étudiants de l’université du Kent et les grêlons de la répression s’abattront sur les adeptes du Freak Power qui s’éparpilleront en de multiples essaims dans les communautés rurales.

Thompson nous fait comprendre que les soi-disant « divisions de la gauche » sont des failles géologiques. Je n’envie pas le militant politique qui œuvre en apôtre œcuménique. Au milieu des années soixante, Golden Bay sépare Berkeley, le haut lieu du radicalisme politique, du quartier Haight, le bastion de la défonce où les nouveaux arrivants sont priés de laisser leurs vieux oripeaux militants pour la Grande Fraternité hippie. Le « ghetto de l’amour » comme l’appelle Thompson. Beaucoup le quitteront pour fonder les communautés rurales à la manière des premiers Chrétiens, ces authentiques communistes passablement illuminés qui ont quand même fait autrement trembler l’empire romain que les émules de Maurice Thorez et de Jacques Duclot n’ont ébranlé la République en pleine crise des missiles de Cuba. Golden Bay traverse chacun de nous comme un vaste lac intérieur dans lequel notre inconscient politique s’adonne à ses ablutions du matin et barbote le reste du temps avec masque et tuba. S’y fomente la grande Répétition psycho-socio-analytique plutôt que les révolutions politiques.

Un label du plasticage

L’élection d’Edward Heath au Royaume-Uni a le même effet que celle de Nixon aux États-Unis. Fermez le ban. C’est la défaite d’Aspen à l’échelle globale. La Angry Brigade dégoupille ses grenades pour dissiper le Grand Songe hippie. Les grands prêches hippies de Tariq Ali contre la guerre du Vietnam leur tapent sur les nerfs. Pour le cas où les hippies n’auraient pas compris, on plastique le magasin Biba à Londres où ils viennent faire leurs emplettes de chemises à fleurs et de pipes à eau. C’est clair cette fois ou vous en voulez encore ?

Les Angry Brigade, c’est comme un label du plasticage. Servando Rocha a commis un bouquin qui explique le phénomène. Ce groupe d’individus était allergique à toute forme d’organisation. Si un éphèbe se pointait avec ses idéaux en bandoulière pour proposer ses services en espérant qu’on lui confie quelques menues corvées en échange d’assister à des réunions bien enfumées jusque tard dans la nuit, on le renvoyait chez lui en lui expliquant que l’Angry Brigade serait ce qu’il voudrait bien en faire, que l’Angry Brigade n’était pas à chercher ailleurs qu’en lui-même, dans ses actions et dans les risques qu’il prendrait, dans sa propre exposition à la violence. L’Angry Brigade était une marque. Tout être un peu enragé contre la police, les institutions ou ce genre de trucs pas très ragoutants pouvait y aller de sa petite bombe et estampiller son acte du sceau de l’Angry Brigade. Tout serait presque affaire de geste esthétique, si un des attentats n’avait blessé une femme et terrorisé quelques rejetons de ministres. Sauf que, avec tout ça, les gars du noyau dur, lorsqu’il a été démantelé et envoyé devant les tribunaux lambrissés de la vénérable Angleterre, ont écopé pour dix, vingt ou peut-être cinquante gugusses qu’ils ne connaissaient ni d’Eve ni d’Adam. Heureusement pour eux ils ont aussi trinqué pour leurs propres frasques poudrées. « All you need is Dynamite » taguait la King Mob sur les murs et les palissades de chantier un peu partout dans le royaume. « All you need is Jail » leur a répondu le Pouvoir.

McMurphy et Mabel

Si on était moins paresseux, on pourrait se creuser un peu les méninges pour chercher le sens de la mort de Randal Philip McMurphy, le protagoniste de Vol au-dessus d’un nid de coucou, le roman de Ken Kesey adapté par Milos Forman au cinéma avec Jack Nicholson dans le rôle principal. À la fin du film, Randal McMurphy qui a été lobotomisé par l’Institution meurt étouffé sous l’oreiller par l’Indien. L’Indien s’évade et retrouve sa liberté. McMurphy n’est pas mort pour rien car il a auparavant montré le chemin à l’Indien. On peut s’en tenir à cette petite morale de l’histoire et penser que Ken Kesey dessine ainsi la supériorité des joyeux lurons et des malades sur les bourreaux et les castrateurs en tous genres. Mais on peut aussi rester sur sa faim. On peut tenter d’évaluer tout ce qui est mort avec McMurphy. « Les surréalistes m’ont appris que je n’étais pas fou », disait Lennon. Voilà un gain palpable. Mais c’est le même Lennon qui décrète la fin de la partie. « Dream is Over », chante-t-il dans God en 1970. Tout cela n’était-il donc qu’un rêve ?

« Vivez vos chimères », soufflait Abbie Hoffman aux freaks du mouvement hippie. Il n’empêche qu’il a fini par se ficher lui-même un pruneau dans la caboche. Comme Hunter Thompson qui dans Las Vegas Parano nous faisait comprendre qu’il en avait assez soupé des hippies à la remorque de Timothy Leary en quête d’un « élargissement de la conscience ». Dans son bouquin, Barry Miles évoque le campus de Berkeley comme la Mecque de la contre-culture, avec une vie effervescente et plein de communautés bouillonnantes alentour. Il écrit quelque part : « C’est comme si les années soixante avaient réussi ». Oui mais comme si. Wilhelm Reich est mort au pénitencier de Lewisburg, son Ordogon transformé en musée, ses bouquins partis en fumée dans un énorme autodafé décrété par l’administration américaine en 1956. Hitler n’avait fait ni mieux ni moins bien avec les livres de Wilhelm.

Quand on lit ce que John Cassavetes raconte des conditions dans lesquels il a réalisé ses films, on se dit que c’est la vie toute entière qui devrait ressembler à cela. Les acteurs de Une Femme sous influence, par exemple, ont passé plusieurs semaines en huit clos, sans aucune pause, parlant du film à toute heure du jour et de la nuit, mangeant sur le pouce quand leurs estomacs criaient leur ras-le-bol. Gena Rowlands joue Mabel, une mère de famille dérangée dans un milieu prolo et Peter Falk son mari qui l’adore sans la comprendre. « Au fond nous ne sommes que des journalistes », dit Cassavetes. Il assure que les aspects esthétiques et techniques lui importent peu, que la mise en scène même est secondaire. Ce qui compte à ses yeux, ce sont les acteurs et leurs personnages, ce qui se passe au-delà des mots et des dialogues. Dit comme cela, on peut se demander ce qui différencie le cinéma du théâtre mais peu importe.

Ce qui importe en fait c’est que pour John Cassavetes il n’y a rien d’over ni de dead ni de je ne sais quoi. Ce qui est passé est certes passé mais ne doit pas obliger à la nostalgie, aux visions négatives, aux grands discours nihilistes. La « fin des utopies » est une belle foutaise pourrait-il dire s’il était encore parmi nous. « On n’a pas le droit d’être cynique », écrit-il. Et aussi : « Mes personnages gardent toujours l’espoir et à la fin ils l’ont encore ». Moi personnellement, j’ai souvent considéré que l’espoir était le symptôme de la pire réincarnation qui soit dans le cycle infernal des innombrables réincarnations possibles qui nous pendent au nez si on n’est pas sages et moralement irréprochables. Mais Cassavetes a peut-être raison. Si rien n’est définitif, c’est qu’il y a l’espoir que les choses ne se passent pas exactement comme le souhaitent les Miss Ratched en tout genre et les tueurs en série de rêves et d’utopies politiques. « L’avenir est la seule transcendance des hommes sans Dieu », disait Buñuel.

L’époque où Cassavetes produit ses grands films est aussi celle des débuts de The Talking Heads. C’est New-York au début des années 70. Barry Miles raconte que lors d’un concert au Studio 54, David Byrne semblait décontenancé, avec ses airs de Buster Keaton, par des femmes à poil batifolant dans un grand bain moussant au premier étage de la discothèque. L’image lui était renvoyée par un grand écran placé en plein dans sa ligne de mire. C’était l’époque des dispositifs farfelus à la Andy Warhol. Tina Weimouth, la francophile bassiste de The Talking Heads a fait des infidélités musicales à David lors de ces années de brassage musicale sur la scène new-yorkaise. Quand j’écoute la chanson Genius of Love de son Tom Tom Club, j’ai comme la sensation qu’un Marsupilami fait de grands bonds en tous sens dans ma cage thoracique. Essayez donc :