« Une crise du logement sans précédent »

400-3-14deaÀ l’occasion du 60e anniversaire de l’appel de l’Abbé Pierre et de la parution du 19e rapport annuel sur l’État du Mal-Logement en France réalisé par la Fondation Abbé Pierre (FAP) ; nous nous sommes longuement entretenus avec Marc Uhry, son directeur en région Rhône-Alpes, avant qu’il ne s’expatrie à Bruxelles pour y fonder la Commission Europe de la FAP.

Un long article que nous publions en deux parties. Mais quand on sait que plus de 10 millions de personnes sont en situation de fragilité par rapport au logement en France, on comprend aisément que le phénomène ne peut être appréhendé (et réglé) en deux temps trois mouvements. Et la lecture du rapport annuel de la FAP (http://www.fondation-abbe-pierre.fr/sites/default/files/content-files/files/rapport_2014_sur_letat_du_mal-logement_en_france.pdf) est en l’espèce immédiatement profitable.

Le logement qui renvoie bien évidemment à la sphère de l’intime et de la construction de tout un chacun, tant dans sa vie familiale qu’en ce qui concerne sa position dans la cité. Et sans logement ou sans logement décent, on disparaît progressivement, autant socialement que philosophiquement parlant.

Le moment choisi d’emblée par Marc Uhry pour nous citer Aristote : « ceux qui ne sont pas dans la cité sont soit des dieux soit des animaux ».

Considérant qu’il est de plus en plus difficile d’être éligible au rang de dieu… « Mettre un toit sur la tête de tout le monde » comme l’ambitionne la FAP, ne devrait plus être un objet de discussion politique.

1e partie

ab-0f624-7a4c0Quelques mots sur la vocation et le mode de fonctionnement de la Fondation Abbé Pierre ?

Elle a trois fonctions. La première est de collecter de l’argent sous contrôle de la Cour des Comptes, pour le redistribuer à des associations qui localement et régionalement, œuvrent pour les mal-logés et interviennent sur les questions de logement en général. La deuxième étant de profiter de l’image de l’Abbé Pierre pour interpeller les pouvoirs publics en la matière, selon la propre maxime de l’abbé : «  il n’y a de charité que la justice sociale  ». Il s’agit dès lors d’essayer d’infléchir les politiques publiques – sachant que celles qui concernent directement ou indirectement l’Habitat représentent 43 milliards d’euros de dépenses par an en France – et de peser sur les législations en vigueur. Pour y arriver et asseoir notre légitimité à nous exprimer, nous avons ainsi pour troisième fonction de produire des connaissances et de l’analyse, à l’instar du rapport annuel que vous avez entre les mains. Quant au mode de fonctionnement, nous nous sommes organisés en régions, simplement pour pouvoir dialoguer plus efficacement avec les collectivités territoriales, sachant que la politique du logement est de plus en plus décentralisée.

Il est peut-être utile de rappeler en préambule que le droit au logement est un droit fondamental… devenu opposable avec la création du Droit Au Logement Opposable (DALO) en 2008 ?!

Absolument. Un droit reconnu par l’article 34 de la charte européenne des droits fondamentaux. Sachant que cette charte a aujourd’hui la valeur juridique d’un traité, c.-à-d. au-dessus des lois de tel ou tel pays. C’est également devenu un droit juridiquement opposable à l’État en France avec la création du DALO en 2008, sachant que la jurisprudence est depuis allé plus loin, puisque le Conseil d’État a récemment reconnu l’hébergement d’urgence comme une liberté fondamentale. C’est dire que si l’État est incapable de proposer une solution d’hébergement d’urgence à une personne reconnue comme ayant droit et qui n’arrive pas à obtenir de prise en charge ; cette dernière peut enclencher une procédure ( : un référé liberté ) contre l’État, qui devra alors lui verser une indemnité jusqu’à solution du problème, si il est reconnu en situation de carence.

Comment a évolué le contentieux ?

Concernant le DALO, le contentieux a connu une accélération en 2013, et l’on peut sûrement y voir l’un des effets de la crise économique et financière de 2008. Mais il faut également avoir à l’esprit le différentiel entre le nombre d’attributions de logements sociaux et le nombre de demandes. C’est par exemple à Lyon, 14 000 attributions par an pour 60 000 demandes. Sachant que le rapport est grosso modo le même au niveau national. Le DALO a ainsi permis de re-légitimer un certain nombre de demandeurs en « mettant la pression » sur le système de réponses (pour le moins opaque…), tout en obligeant les acteurs – associations, travailleurs sociaux, offices HLM, mairies etc. – à communiquer beaucoup plus entre eux. Et éviter ainsi les recours contentieux…

barbecue_inside-c75d0-f69d6En prenant l’exemple d’un « fais divers » récent qui n’en est surtout pas un : une fillette morte dans l’incendie de son bidonville ; on peut simplement observer que 60 ans après l’appel de l’Abbé Pierre, des gens continuent de mourir dans des habitats de fortune en France. Alors, 1954 – 2014 : même combat ?

Une association baptisée «  Les Morts de la Rue  » recense justement et précisément les personnes mortes dans la rue chaque année, et le chiffre atteint 453 personnes pour 2013. Ce qui est clairement inacceptable. Il y a pourtant beaucoup de choses qui ont changé depuis ’54. À l’époque, on sait que les gens étaient massivement à la rue suite à la guerre et ses répercussions, mais que les choses allaient en s’améliorant, et notamment durant les trente glorieuses. Nous sommes inversement aujourd’hui dans une « période d’effritement » qui peut faire craindre le pire pour l’avenir.

Mais au-delà des situations d’urgence, il nous faut repenser fondamentalement la crise du logement dans son ensemble. Il y a d’ailleurs à mon sens, un phénomène qu’il nous faut urgemment prendre en compte, qui a à voir avec « l’aménagement du territoire ». On sait que l’emploi se concentre de plus en plus dans les grandes agglomérations et que les villes moyennes ont tendance à se vider. Si l’on prend par exemple la grande ceinture de l’agglo lyonnaise, c’est le cas de villes comme Roanne, Rive-de-Gier, Romans, la Tour du Pin, Oyonnax (etc.) où le boulot se fait de plus en plus rare : les gens sont soit condamnés à faire de longs trajets pour aller travailler – et c’est problématique à terme d’un point de vue financier et écologique – soit obligés de partir pour venir gonfler les demandes de logements à Lyon, Grenoble et en Haute-Savoie. Ces bassins d’emploi deviennent des zones pour le moins tendues en matière de logement… In fine, les logements accessibles ne se situent pas là où les ménages modestes en ont besoin. Il y en a parfois trop en zones périurbaines et forcément pas assez dans les grandes agglomérations. Et lorsque l’on dit qu’il manque actuellement 800 000 logements en France, encore faut-il savoir où les construire… La crise du logement doit ainsi être appréciée sous l’angle de la géolocalisation. Il faut ramener l’emploi là où sont les logements et pas seulement créer des logements là où se trouve l’emploi. D’où la nécessité d’un développement économique coordonné, de générer des partenariats entre les grandes et moyennes villes.

Votre rapport annuel met ainsi l’accent sur les conséquences de cette corrélation : « sans emploi, pas de logement » mais aussi « sans logement, pas d’emploi »…

C’est également quelque chose de nouveau, comparé à la situation d’après guerre. Tant du point de vue du système de l’emploi que de l’évolution de la vie familiale depuis 60 ans, nous sommes de plus en plus amenés à être mobiles. C’est indubitablement le contraire en matière de logement : on nous demande d’être dans des conditions très stables pour pouvoir y accéder. Le système du logement n’est ainsi plus du tout adapté aux mutations sociétales et économiques que le pays a connues depuis un demi siècle.

fondation-abbe-pierre-0243d-90ee1On va y revenir… mais on a néanmoins l’impression que dans le même temps, l’action de la FAP a sensiblement évolué ? Au fur et à mesure des prises de conscience collectives quant à ce phénomène du mal-logement ?

Oui et non… Il y a effectivement eu des prises de conscience concernant certains groupes de populations, bien ciblés et qui vont être généralement aidés : c’est le cas par exemple des femmes qui élèvent seules leurs enfants, et c’est tant mieux (!) considérant qu’elles gagnent en moyenne 25% de moins que les hommes et qu’elles sont souvent dans des situations de précarité au regard de l’emploi. Il existe en revanche des groupes de populations réellement oubliés et nullement ciblés par les aides au logement. Dont trois groupes quasiment abandonnés. Avec les jeunes en premier lieu : totalement défavorisés en terme d’accès à l’emploi et au logement. Tant du point de vue des bailleurs sociaux que des bailleurs du parc privé. Ce phénomène est malheureusement massif et n’engendre rien de bon pour l’avenir. Le 2e groupe est constitué par les étrangers… Puisque ce sont les premiers à qui l’on va « fermer la porte » en période de crispation économique et sociale. Ils pâtissent ainsi d’une double peine, puisque déjà d’un point de vue administratif, leur statut est de plus en plus compliqué, et d’autre part, ils sont souvent discriminés au regard de l’emploi et du logement.
Le dernier groupe est celui des malades mentaux. Un groupe certes moins important en nombre, mais qui renvoie de façon criante à la défaillance des politiques publiques. Sachant que l’on a fermé 120 000 lits dans les hôpitaux (sur 180 000) en l’espace de 20 ans, sans proposer de solutions alternatives. L’abandon des malades mentaux témoigne d’une logique politique dangereuse, une forme d’eugénisme passif.

Actuellement, il ne fait pas bon être jeune étranger dépressif…

Ce n’est pas très recommandé. Et si l’on cumule tous ces gens balayés par le système, ça fait beaucoup de monde, qui n’a souvent plus d’autre solution en matière de logement, que les dispositifs d’urgence. Des dispositifs totalement saturés et certainement pas conçus au départ pour ces publics-là. Plutôt pour les seuls exclus et accidentés sociaux. Ainsi, au bout de la chaîne du logement, la situation est déjà très tendue.

campagne_1_bdef-v2-432b3-75579On parle des dispositifs d’urgence, qui concernent entre autres les quelques 140 000 SDF présents en France ; mais en étudiant votre rapport, il semble que ce ne soit que la partie immergée de l’iceberg puisque vous faîtes état de 10 millions de personnes en situation de fragilité par rapport au logement dans l’hexagone.

Je précise que ce chiffre de 10 millions est un minimum puisqu’il ne prend pas en compte certaines catégories de personnes. À l’instar des dizaines de milliers de jeunes qui ont renoncé à un plan de formation pour un problème de logement. Il ne s’agit donc nullement d’être alarmiste pour être alarmiste, puisque nous rassemblons des données publiques et vérifiables, dont celles rendues disponibles par exemple par l’INSEE. Et ces 10 millions de personnes dont on parle, correspondent bien évidemment aux couches les plus pauvres de la population française. Le fait est que le logement est devenu un accélérateur des inégalités, et il suffit quasiment d’un chiffre pour le démontrer : la part consacrée au logement dans les dépenses des ménages les plus pauvres atteint aujourd’hui quasiment 50% (25% il y a 50 ans) alors qu’elle est restée stable aux alentours de 20%, pour les ménages les plus aisés. Cela veut simplement dire par exemple qu’un couple de smicards avec deux enfants, va devoir dépenser un salaire entier uniquement pour se loger. Et que les classes moyennes ont de plus en plus de mal à accéder à la propriété. Dans le même temps, les 10% les plus riches possèdent 50% du patrimoine. Si l’on considère in fine que la politique du logement devrait au contraire viser la redistribution ; on comprend bien qu’il y a un vrai problème, matérialisé par une hausse des prix des logements (à louer et à vendre) exponentielle depuis 20 ans, et finalement par une crise du logement sans précédent. Qui touche des populations très disparates. Et qui a seulement favorisé la concentration du patrimoine.

Vous parlez de « redistribution » et l’on imagine d’emblée que les fanatiques du laisser-faire économique vont bondir ?

Lorsque les politiques de construction massive de logements sociaux ont été lancées dans les années 50-60, il s’agissait bien entendu d’abord de loger les classes modestes mais aussi, de générer des emplois (entre autre dans le BTP), des taxes professionnelles, des charges sociales… Sans qu’il ne soit jamais question de planification à la mode soviétique. On peut penser que c’est la même chose aujourd’hui, si ce n’est que le système du logement tel qu’il évolue depuis 15-20 ans ne favorise aucunement les classes modestes, bien au contraire, ni le dynamisme économique puisque la hausse spéculative de prix engloutit les capacités d’investissement dans l’existant, dans la rente foncière.

« Une crise du logement sans précédent »

Inédite par son ampleur et d’abord parce qu’elle touche énormément de gens. Je parlais des jeunes précédemment, mais elle frappe également nos vieux qui n’ont pas forcément des retraites mirobolantes et qui se voient « assignés à résidence » tant ils n’ont pas les moyens de changer de logement ou d’aller dans des maisons de retraite de plus en plus médicalisées. Et le vieillissement constaté de la population, n’est pas fait pour arranger le phénomène.

Inédite aussi, parce que les prix du logement ont carrément dérapé depuis quinze ans, et qu’il n’existe pas en l’espèce de stratégie pour les maîtriser. C’est en fait tout le secteur de l’immobilier qui navigue à vue et depuis trop longtemps, dans une véritable bulle spéculative. Alors on peut effectivement créer de nouveaux logements sociaux par dizaines de milliers – on en a besoin – mais ce n’est pas comme ça que l’on va régler la crise des prix. A fortiori dans le secteur privé, particulièrement non encadré, qui fonctionne bien sûr en interaction avec l’ensemble du système. Et des millions de personnes du parc privé (locataires mais aussi propriétaires !), se retrouvent ainsi en situation d’extrême fragilité. On a donc dépensé depuis des dizaines d’années énormément d’argent dans les politiques de l’habitat en France, mais pas forcément en s’attaquant au nœud du problème.

 

Laurent Zine.