Fish & Chips #3 : Come Together !

Fish & Chips 

Envoyé spécial du Zèbre dans la « Perfide Albion », notre camarade JPV a ainsi vécu une bonne dizaine d’années en Angleterre. Au point d’en connaître les us et les coutumes et les pubs. Il nous relate aujourd’hui cette aventure à paraître en 4 épisodes. Afin de nous expliquer un tant soit peu le pourquoi du comment du Brexit, qu’il avait plus que senti venir…

Fish & Chips. England today.

Fish & Chips #3 : Come Together !

Un soir, au Duke of York avec une pinte de Guinness, j’assiste à la retransmission du match Liverpool – Arsenal, à Anfield. Arsenal doit conserver la 1èreplace, Manchester United a les dents longues. Là encore j’ai pu mesurer le ressentiment des anglais envers l’UE.

Ça commence fort, but de Pires. Superbe tir, seul devant les buts. Mais vers la 55ème, égalisation avec un tir boulet de Heskey. Grosse déception entre un indien et sa copine, la serveuse et moi, quatre supporters d’Arsenal contre une marée de fans des Reds. Mais bientôt l’espoir renaît, Berkamp fait le break vers la 70ème d’une reprise splendide. Vers la fin de match, au bout de la troisième pinte, je vais voir un couple que j’avais rencontré plus tôt à la laverie. Il me raconte que ses parents étaient dans l’armée. Ils l’ont amené à travers le monde. La première fois qu’il a mis les pieds en Angleterre, c’était à l’âge de treize ans. Il a des tatouages tout le long du bras. Il a un fort accent cockney, j’ai l’impression d’être dans Peaky Blinders. Et là-dessus, il enchaine sur l’UE. Il ne peut pas la blairer. Il en a marre. Il récite ce que ce crétin de Nigel Farage balance tous les jours. Et la mauvaise gestion, et le fait qu’ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent (tu parles Charles !) et l’immigration et sentant qu’il allait déraper, la Guinness aidant, sa copine, ou cousine, le calme doucement et lui demande d’aller chercher la prochaine tournée.

Elle, j’adore son accent de la Mersey. Les anglais du sud ne peuvent pas le supporter. Comme un parisien découvrant pour la première fois l’accent marseillais et mesurant le décalage linguistique entre Marseille et Paris. C’est-à-dire comme un Parigot qui pense que l’accent du sud fait vraiment branquignol. C’est ce que pense un londonien snob d’un prolo de la Mersey side…

Explosion de joie dans le pub, Riise vient de marquer le but égalisateur. Pas grave, Arsenal est toujours en tête.

Je continue à parler et à picoler avec ce couple. Elle me dit que ce doit être bien de pouvoir parler deux langues comme je le fais. Je lui explique que j’ai commencé à le parler vers mes 8/10 ans. Elle me dit qu’en Angleterre, à l’école, elle avait juste une heure de français par semaine. Je lui réponds que le programme d’éducation est à chier dans ce pays. Elle rigole, elle me dit c’est une catastrophe. Après elle me demande si j’ai des amis sur Exeter, je lui dis non, ce n’est pas évident. Mais tu sais, me dit-elle, si tu veux rencontrer des anglais, il te faut au moins quatre à cinq mois… je suis habitué, c’est normal. C’est bien British, En particulier si tu es français, parce que ce n’est pas la même langue et ils font un sacré blocage là-dessus. J’en ai déjà parlé, même si je parle parfaitement l’anglais, ils feront toujours une différence les joueurs de bingo. Ils la mettent entre eux et votre personne comme une fatalité. C’est pathétique. Si j’avais été américain ou canadien anglophone ou australien, j’aurais déjà eu mon carnet d’adresse plein. Mais comme je suis une grenouille, c’est plus délicat. En fait, ce qu’ils veulent savoir c’est pour combien de temps tu comptes rester en Angleterre. Si c’est pour un an ou deux, ce n’est pas la peine. Si tu comptes t’y installer pour plus de cinq ans, c’est jouable. Et encore…

Statue de Bobby Charlton au stade de Wembley
Sir Bobby Charlton. Wembley (c) JPV

Au travail, Je reçois le CV d’un type de 56 ans. Il arrive par lettre, c’est à dire 2 ou 3% des CV qui atterrissent sur mon bureau. Un très long Curriculum, une flopée de boulots de merde mais le monde entier a vu son visage au moins une fois. Plongeur en Australie, au Japon, en Chine, j’ai mis trois quarts d’heure pour le retaper. Deux bonnes pages en Arial 10.

Je l’appelle, je lui demande s’il veut bosser comme night porter. Il acquiesce, de toute façon, il n’a pas trop le choix, il lui faut un travail tout de suite. Lorsque je l’ai au téléphone, c’est comme si j’avais mon père. Nous discutons de voyages, de culture, de lui. Il est célibataire, pas d’enfants, des femmes dans chaque port, un fils du vent en quelque sorte. Il a une attirance toute particulière pour le Japon. D’ailleurs, il a une amie japonaise vivant dans les Cornouailles. Ça tombe bien Jacky, j’ai une place à vous proposer dans un hôtel du sud Devon, à deux pas de Truro, un quatre étoiles au bord de la mer.

Il appelle le directeur de l’hôtel. Ça colle. Jacky Dupond commencera son emploi au Soar Mill Cove le vendredi 21 février 2003.

Une semaine après son arrivée à l’hôtel, rien ne va plus, le directeur de l’établissement m’appelle pour se plaindre de Jacky. Il s’avère que ce dernier conçoit plus ses huit heures assis à la réception en train de lire un bouquin. Les plans du directeur étant différents, ce dernier envisage de ne pas le garder. Mauvaise nouvelle pour ma commission et à part ce poste, je n’ai rien à proposer à Jacky dans l’immédiat. Pour moi, il est dans les « impossibles à placer ». Son âge et sa vie de Bohème le condamnent dans un monde qui n’aime pas les vieux nomades solitaires…

Une semaine se passe et le voilà sur les routes anglaises au volant de sa BX. Il m’appelle deux ou trois fois pour voir si j’ai quelque chose. La réponse est négative.

Après, plus rien. Dernière nouvelle, c’est sa mère qui me la communique. Il travaille sur une route dans un fast food.

Fin avril, Madame Dupond Mère me rappelle. Elle est inquiète, son fils avait l’habitude de l’appeler au moins une fois par semaine. Quoi qu’il arrive, par n’importe quel temps. Ce n’est pas dans ses habitudes de ne pas donner de signes de vie. Je lui dis qu’on s’en occupe. Et bien entendu, j’oublie. Je devais avoir deux ou trois lignes sonnant en même temps, et un couple en instance d’être placé. Le 27 avril, madame Dupond revient à la charge. Elle est de plus en plus inquiète, toujours pas de nouvelles de son fils.

Je prends cette histoire au sérieux, j’appelle la Police. Je trouve le numéro dans les Yellow Pages. Je tombe sur la brigade d’Exmouth pour le Devon & Cornwall Police. C’est une certaine Stella qui prend ma déposition. Elle n’a pas de nom de famille, juste le matricule 9052. Je lui déclare la disparition de Jacky D, de nationalité française, célibataire, de type caucasien… Je fais un dossier et rentre toutes les informations concernant Jacky. Je suis dans un bouquin de James Ellroy, le sang en moins.

 

Jacky D

DOB: XX/XX/1946

1m83/ 78k/ brown eyes/ thin, short hair, dark, slightly grey, no bear, and big boxer nose/

LAST CONTACT: 12/03/2003

Contact number: Mrs Dupont: 00 33 5 …………

Car registration for Jacky: 4488 HT 46, Citroen BX

Contact Police South West: 08705 777 444, Log Number: 1061 29/04/2003

Cornwall & Devon

Bank Detail:  Banque: 300XXX / Agence: 000XX/ Bank account: ……cles rib: XX

Adresse: 31, rue Gambetta

46100 FIGEAC

 

Last update: Contact friend:

Hiroyo Matsumu                                                   The police have been to this address, but she moved

Shoals

Norwich

NR12 8X5

Other address:

Salisbury

Wiltshire

SP2 8ED

He worked for a week, then left.

May: withdraw with his credit card/ 76.22 Euros

Where: 14thMay/ Barclays cash point/ £10/ 12thMay 45.63 Euros/

Unable to trace the withdrawal from the bank statement.

After work, he told the hotel he’d go to Torquay.

Called his cousin, beginning of April Parents were on holyday; He wanted to have his mother…

Sur ce rapport apparaît l’adresse de Hiroyo Matsumu. C’est sa copine japonaise. Elle est la veuve d’un major de l’armée de sa Majesté. Je n’ai jamais compris comment elles faisaient toutes pour se marier avec des anglais, vu que ça se terminait en larme en général.

Mme D m’appelle en mai pour me dire qu’elle a l’adresse de cette amie. Je la note et envoie une lettre. Je n’ai pas de réponse. Deux semaines plus tard, un certain Rufus me contacte au travail pour me dire qu’il a reçu la lettre et que la Dame Japonaise n’habite plus là. Par chance, il a la nouvelle adresse. Elle est domiciliée dans le Somerset, juste au-dessus du Devon. La police ne sait rien au sujet de cette adresse, encore moins Mme D.

Quand a moi, la seule chose, c’est cette lettre que j’ai écrite à Matsumu…

Juin… un coup de fil sur mon portable, je suis au café rouge. C’est la Japonaise. Elle a bien reçu ma lettre, elle est confuse, elle est partie à l’étranger pour un mois et n’a pas pu me répondre dans les temps. Je lui demande si elle n’a pas eu de nouvelles de Jacky, ces derniers temps il s’amuse à jouer l’Arlésienne.

Non, désolé, dès que j’ai quelque chose, je vous appelle.

Je suis toujours en contact avec elle.

Dernières nouvelles : Il l’aurait fait deux retraits consécutifs les 12 et 14 mai, a un distributeur de la Barclays. Impossible de savoir ou… Les banques françaises sont vraiment à la traîne… Depuis, rien. Ceci clos l’affaire Dupond… du moins pour le moment…

Old Tiverton Rd picture
Old Tiverton Rd

Mois d’août à Exeter. Cette bonne vieille old Tiverton Road, quasi en face de l’épicerie de mon proprio. Une chaleur étouffante, la rue vide. Comme pétrifié par le soleil. Je remonte chez moi et remarque, sur ma droite, dans le caniveau, deux sofas de couleur gris bleu, avec l’appui tête sale et recouvert d’une légère couche de crasse attendant le ramassage des gros objets.

Un endroit insolite pour ces deux fauteuils destinés à la casse.

Tout en marchant, une idée subite, une histoire qui se trame dans ma tête.

Une métaphore à l’adresse de notre espèce…

Deux pauvres petits sofas insignifiants… La lie de l‘humanité. Ce jour-là, il n’y a pas grand monde. C’est dimanche. Juste un type corpulent avec son chien remontant la rue. Il habite en haut à droite, Mountpleasant Road. Il porte des lunettes de vue et un tee-shirt extra large de West Ham United. Un vieux bermuda parcellé de taches de graisses et la mélancolie, imprimée sur son visage, tout comme ses tatouages, dont un gros sur le bras gauche : « Jenny ».  Elle est partie, il y a bien longtemps, le tatouage est resté fidèle…

Et le voilà ce type lourdaud, les mains énormes, il passe juste à côté des deux sofas. Ce n’est pas tous les jours que l’on voit des sofas dans la rue. Il s’arrête et les regarde. Il ne dit rien et passe son chemin. Et comme si ces derniers se mettaient à parler, comme une plainte, un soupir, le type se retourne, revient sur ses pas et les fixe.

Comme s’ils les reconnaissaient, le ramenant des années en arrière ; de vieilles connaissances en quelque sorte. Oui, exactement ça, de vieux amis…

Oh, il devait avoir entre 23 ou 24 ans, il y a bien 20 ans de cela, quand tout allait bien, sa petite piaule à Sheffield, son boulot à la fabrique de mobiliers, les pintes avec son pote Shaun, la lumière tamisée du White Leaf, le pub en bas de l’allée et Jenny, sa petite Jenny, cette blonde pulpeuse qui savait le réconforter pendant les périodes de cafard, son petit sourire coquin, son petit nez mutin, et la douceur de ses doigts lorsqu’elle caressait sa main quand il lui laissait 10 ou 20 pence de pourboire.

Oui, il s’en souvient de ces deux sofas. Une commande d’une grosse boutique de meubles. Il en avait fait le cadre, en chêne, et son pote s’était occupé de la finition. Un super travail, on les avait même félicités à l’époque. Ils avaient d’ailleurs discuté un bon moment quant au coloris à choisir. Lorsqu’il avait aidé à les charger dans un vieux Bedford pour la livraison, il avait eu cette petite vague d’autosatisfaction du travail bien fait.

Un soir, avec Jenny, ils étaient passés un peu par hasard en face de la vitrine de magasin. Ils avaient deviné au travers des grilles les deux sofas. Il les lui avait montrés, fier de sa réalisation. Il avait eu un haut le cœur en voyant les prix. C’est bien trop cher, we can’t afford it can we ?

Les deux sofas ont été vendus plus tard à un avocat de la région.

Les voilà ces deux sofas, grillant sous le soleil, dans cette rue brûlante et laide, juste sous son nez. Il reste devant. Il ne pipe mot lorsque son chien pisse sur l’un des deux. Il fait juste un geste de la main.

Parce qu’il vient de réaliser, il vient de comprendre la dérision. Il vient de s’apercevoir qu’il est exactement comme ces deux sofas, vieux laids, abandonnés et qu’il a fait son temps.

Qu’est donc l’espèce humaine ?

Comme de simples objets, elle née, vit en étant utilisée, change souvent de propriétaires pour finalement être jetée à la rue.

Totally useless…

Breaking news

21 août, 15h26. Madame Dupont vient de m’appeler pour me dire que son amie vient d’avoir la police de Cornwall & Devon. Il paraît qu’elle parle très bien l’anglais. Elle me dit qu’ils ont pu pister Jacky en France grâce à des retraits à l’aide de sa carte bancaire et qu’ils vont m’appeler.

J’appelle la police et donne le log number. Ils me rappelleront. Très bien. Effectivement, un officier me contacte. Il me dit la chose suivante : Pour la police, cette affaire est close depuis le 22 mai. Ils ont pu le tracer, ils l’ont même vu, mais du moment où la personne est majeure et vaccinée, si celle-ci va bien et se porte bien et s’il ne veut voir personne, la police n’a pas le droit de contacter la famille ni à communiquer des renseignements. C’est une violation des droits individuels.

« Sad isn’t it ? » me dit l’officier. Ben oui, c’est triste.

Voilà qui clos l’affaire Jacky Dupont. C’est sa mère que je plains.

J’ai attendu deux jours pour le lui dire. Je pouvais voir ses larmes couler du combiné.

 

Je suis resté à Exeter de Décembre 2002 à Juin 2004. Je me souviens d’un chouette rade Le Timepiece où l’on dansait, selon Gainsbourg, la tête vide et les mains pleines. On y a brulé la dernière sorcière pendant le moyen âge, le temps des tarés. Je me souviens d’un demi buvard le long de la rivière lors du couchant avec mon pote chimiste Ben, les chauves souris, le pont qui bouge et toutes ces personnes, péruviennes, indiennes, turques, grecques qui m’ont permis de voyager intérieurement et de me montrer le monde sous une autre perspective.

Nan la vérité c’était class Exeter, surtout l’été, c’est-à-dire deux mois.

La suite au prochain épisode.

JPV

Fish & Chips # 2