Entre décentralisation et construction européenne :
que faire de l’État au 21e siècle ?
L’actualité est chargée, pesante même, pour les États nationaux en Europe. L’impuissance apparente du gouvernement place la France au bord d’une crise institutionnelle. La Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, se sont trouvés quasiment mis sous tutelle, revendiquant le caractère « technique » de gouvernements nommés plus qu’élus, pour proposer une situation financière conforme aux canons des institutions internationales. Référendum sur l’indépendance en Écosse, mouvements séparatistes croissants en Catalogne, en Flandres, en Italie du Nord,… le régionalisme fleurit sur le lisier dans lequel les États se sont embourbés.
Ces mouvements suscitent des réactions très émotionnelles, pour partie justifiées : crainte d’un sursaut nationaliste xénophobe et centrifuge ; crainte d’une construction européenne confisquée par la technostructure, au service du creusement des inégalités ; crainte de la disparition des protections apportées par les États, voire de la disparition des nations comme civilisations, diluées dans un gloubi-boulga de world culture à la fois démesurée et aseptisée.
Si ces craintes ne sont pas infondées, il faut en déconstruire un peu les enjeux, pour retrouver de l’élan et tirer le meilleur parti d’une situation, dans la grande tradition du matérialisme historique. Depuis quarante ans, les mouvements de décentralisation d’une part, partout en Europe, et de consolidation de la construction européenne d’autre part, se sont développés sans projet pour l’État national, qui se séparait peu à peu de ses prérogatives : monnaie, compétences réglementaires, politiques publiques… L’enjeu est de déterminer ce que nous souhaitons faire des États, quelles articulations avec les citoyens, les métropoles, les régions, l’Europe, dans une architecture institutionnelle renouvelée. Si nous ne trouvons pas un nouveau projet pour l’État, enfermés dans la nostalgie de ce qu’il a pu apporter de protections et de cohésion sociale, ce sont ces protections et cette cohésion qui disparaîtront, accrochées à un vaisseau fantôme qui ne les garantit plus.
Voici donc quelques équations à actualiser et à contextualiser, dans un environnement européen où le modèle institutionnel et culturel français de rapport à l’État est devenu exotique.
L’État = la nation
L’idée marketing d’État Nation a surgi sur la scène politique avec la Révolution Française et a été un fructueux produit d’export, mais fort mal à-propos. La France se construit quasiment depuis Clovis et encore plus depuis Louis XI, tout au long du Moyen-Âge, autour de la consolidation nationale, au détriment des seigneurs féodaux. D’abord appuyé sur le clergé, puis sur l’administration, on incorpore les marges géographiques et culturelles dans un récit commun. Des missi dominici de Charlemagne, en passant par les légistes de Philippe Le Bel, jusqu’aux instituteurs qui inculquent l’unicité du récit des origines « nos ancêtres les gaulois », cet effort de mythologie nationale est très présent en France. Alsaciens, Bretons, Chtis, Polonais, Arabes, Basques, Arméniens Savoyards n’existent pas : la France est une République indivisible ; ce sont les premiers mots du premier article de notre constitution.
Ce n’est pas le cas dans la plupart des autres pays européens. Les anciens pays d’abord, le Royaume-Uni où l’Angleterre n’est qu’une région, tout est dit… L’Espagne, aussi, fut longtemps appelé « les Espagnes » ; la Catalogne, l’Aragon et la Castille y faisaient partie du même ensemble politique que l’Autriche et les Pays-Bas. Les pays plus récents ensuite ne peuvent pas être fondés sur l’idée d’État Nation : la Belgique n’a pas deux cents ans, l’Italie et l’Allemagne n’ont que cent cinquante ans. La Pologne existe en clignotant dans l’Histoire, la République tchèque et la Slovaquie sont en fraîche rupture conjugale. Partout, des minorités régionales, référant ou non à un autre État, à une singularité religieuse et/ou culturelle, expriment leur peu d’attachement au sentiment national. Dans la grande majorité des pays européens, plusieurs langues officielles coexistent. Le suédois en Finlande, l’allemand en Belgique, le gaëlique en Irlande, le catalan en Espagne etc. Bref, l’idée d’unité nationale n’a pas la même prégnance partout. La fiction française de l’État Nation , autour de laquelle s’enroule à la fois la protection des droits et la condition de la construction européenne, est un modèle marginal.
Le rôle historique de l’État n’est sans doute plus de garantir l’égalité par l’homogénéité, mais de faire coexister la diversité de sorte que les différents chemins d’émancipation ne s’enchevêtrent pas au point de se gêner. L’heure n’est par exemple sans doute plus à une école uniforme, mais à une école qui permette à chaque enfant de suivre un chemin le plus heureux, selon des méthodes, des programmes, des objectifs différents, l’État s’assurant qu’ils soient compréhensibles les uns aux autres au travers de diplômes. C’est déjà la cas dans la plupart des pays européens, avec des résultats bien meilleurs que ceux que nous obtenons, en matière de niveau scolaire à 18 ans, de taux d’élèves diplômés, de bonheur à l’école, d’employabilité à moyen terme. Et ce n’est qu’un exemple.
L’État = le droit et la démocratie
Songeons qu’une dizaine de pays européens furent des démocraties populaires pendant cinquante ans, qui succédèrent à des régimes proto-fascistes, à des monarchies. Il y a cent ans, les Habsbourg régnaient à Vienne, à Prague et à Budapest et les Hohenzollern à Berlin, ils furent remplacés par les Nazis. En Italie, l’indépendance a rapidement menée au fascisme, puis à une république gangrenée par ses relations avec les diverses mafias du pays. En Espagne, au Portugal, en Grèce, le niveau national a été celui des juntes militaires, aussi longtemps que celui de la démocratie. « L’État de droit », tel qu’il s’est constitué pour nous à partir des idéaux « nationaux » de la Révolution et mis en œuvre par la République, souvent contre les provinces plus conservatrices ou réactionnaires, n’est pas une réalité incarnée dans les autres pays européens. C’est souvent face à un État démesuré que les villes, les régions ont résisté. Elles y ont gagné des prérogatives : au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie, en Espagne, les parlements régionaux peuvent légiférer sur un certain nombre de sujets et c’est le niveau national qui est vécu comme une concession des régions à leur souveraineté, un peu comme les français vivent la construction de l’Union Européenne.
Dans un tel contexte, le développement européen, qui affaiblit le niveau national, est vécu par les citoyens de ces régions comme un rééquilibrage du pouvoir institutionnel national, au profit d’un pouvoir populaire local, dont la légitimité démocratique est plus forte. Dans les pays aux régions fortes, la construction européenne, telle qu’elle se développe, est vécue comme un progrès démocratique, non parce que les institutions européennes le seraient particulièrement, mais parce qu’elle rééquilibre les rapports internes entre collectivités publiques locales et nationales.
La question qui se pose à la France est d’adapter son architecture institutionnelle, non pas en copiant des organisations qui lui seraient trop étrangères, mais en trouvant un régime propre, qui permette de respecter notre culture institutionnelle, tout en nous adaptant à un contexte culturel plus large, qui donne plus de pouvoir aux régions. Et donner des compétences réglementaires aux régions, notamment le pouvoir de voter des lois régionales, c’est offrir aux campagnes et aux petites villes un pouvoir politique susceptible d’équilibrer le pouvoir économique grandissant des métropoles, ces îlots de richesse résistants à la crise. Si au lieu de l’obsession égalitaire qui fixe la redistribution territoriale au niveau national, c’est au niveau européen que cette fonction était confiée et que les régions retrouvaient un pouvoir politique plus fort, la démocratie y gagnerait et entrerait par ailleurs en meilleure synergie avec un développement européen largement adossé sur les aides régionales.
L’État = la protection des droits
Pour commencer, tous les pays européens n’ont pas la passion administrative française et la culture de droit romain qui font reposer sur le service public l’affirmation essentielle de droits positifs, c’est-à-dire affirmés noir sur blanc dans la réglementation. Dans les pays de droit naturel et ceux qui ont été confrontés à des régimes totalitaires ou militaires, c’est prudemment aux juges que l’on confie essentiellement le soin de garantir les droits. Peu importe que ce soit des services publics, nationaux ou pas, ou des services privés. En France aussi d’ailleurs, la fonction publique hospitalière coexiste avec les cliniques privées, les écoles publiques avec les écoles privées, dans le cadre d’une même politique d’accès aux droits. La France s’est avérée incapable de qualifier ce qu’elle considère être un service public, à la différence des autres pays européens, justement, à cause de ce que la Banque Mondiale nomme le « French model », à savoir que le même service peut-être indifféremment rendu par le public ou le privé, ce qui nous est spécifique : ordures ménagères, organismes HLM, transports publics, école, santé…
La France vit avec l’imagerie forte d’une fonction publique inapte mais garante des droits. Ces deux qualificatifs sont également faux. Et justement, c’est peut-être un nouveau rôle pour l’État que de se dépendre vers les niveaux locaux et européens, pour ce qui est de l’organisation des services, mais développer en même temps une capacité à mieux en contrôler l’aptitude et la garantie des droits.
La question institutionnelle est moins celle de l’organisation des services que l’échelle responsable de la garantie des droits. Ailleurs, ce n’est pas forcément l’État. Dans la majorité des pays européens c’est un niveau local qui est responsable de l’accès aux services de proximité : école, aide sociale, allocations logement, logement social, services sanitaires, médecine de ville, etc.
En France, c’est un mouvement croissant, depuis la première décentralisation qui avait transféré la protection de l’enfance aux Conseils Généraux, jusqu’à la dernière qui transférait en gros la programmation de logement, les personnes âgées, le handicap, après avoir pris le RMI devenu RSA. Mais ce mouvement ne dit pas son nom. Les compétences sont transférées à des échelles variées, selon un principe de subsidiarité. C’est incompréhensible et en dernier ressort, le niveau local paie les prestations que le niveau national garantit sans moyens. Ce n’est pas le meilleur moyen d’assurer le plein exercice des droits. Dans les autres pays européens, les régions jouent aussi un rôle important, notamment en raison de leur pouvoir règlementaire (ce sont souvent elles qui affirment le droit à l’éducation, à la santé, au logement) et de leur capacité à déterminer une partie de la fiscalité, autant dans les ressources que dans les emplois. Au Royaume-Uni, ce n’est pas l’État, mais le Parlement Écossais, qui a inventé le droit au logement opposable trois ans avant la France (Homelessness act, 2004), qui organise les logements sociaux municipaux, détermine une politique culturelle, éducative etc. C’est un exemple que l’on retrouve dans les Länder allemands ou les régions espagnoles et italiennes.
Un État qui s’affaiblit, qui se déprend de la variable monétaire pour ajuster ses dépenses aux besoins est de moins en moins capable de faire face aux besoins sociaux. Il est confronté à une hétérogénéité de territoires qu’il peine à prendre en compte et sa passion égalitaire se retourne contre ceux qu’elle est sensée protéger : la France offre ainsi le système scolaire le plus égalitaire, mais elle est 26ème sur 28, pour ce qui est de l’influence de l’origine sociale sur les résultats scolaires… Il en va de même pour les régions. La passion nationale égalitaire ne garantit pas les péréquations, comme on aimerait se le faire croire : elle ne prend pas compte les situations les plus excentriques ; plus on est marginalisés, plus on est pénalisés.
La demande sociale est telle que l’avenir passera sans doute par un renforcement accentué de la démocratie locale et de la démocratie globale. Aux collectivités territoriales, les services de proximité, l’intelligence économique, en substance : la vie quotidienne, avec ce qu’elle comporte de droits du quotidien, qui doivent être garantis par le niveau local, ce qui demande des péréquations entre territoires. À l’Europe donc, les investissements, les infrastructures, les grandes péréquations. L’État reste l’incarnation d’une culture, d’une histoire, d’un niveau de cohérence et de disparités réunies, qu’il faut faire vivre, pour assurer une coexistence joyeuse à ces disparités promptes à frotter.
Au local, la vie quotidienne et l’égalité,
À l’Europe, le long terme et l’équité,
Au national, la fraternité dans la disparité
Sous Commandant Marco