Les Castagnettes de Carmen # 20
Don Giovanni de W.A. Mozart à l’Opéra de Lyon du 25 juin au 11 juillet
L’Opéra de Lyon a pris l’habitude d’achever ses saisons par des œuvres classiques, à même d’attirer un large public encore décuplé par leur retransmission sur grand écran dans toute la région (le 7 juillet, à Lyon au théâtre antique de Fourvière). Comme il y a deux ans (un Enlèvement au sérail subtilement servi par la mise en scène de Wadji Mouawad et avec, déjà, Stefano Montanari à la baguette), c’est Mozart qui s’y colle, cette fois avec Don Giovanni dont la dernière représentation lyonnaise date d’il y a déjà neuf ans.
Don Giovanni, c’est ce légendaire aristocrate libertin qui collectionne les conquêtes féminines dont son valet Leporello tient méticuleusement le catalogue — « Parmi elles des paysannes, des femmes de chambre, des citadines, des comtesses, des baronnes, des marquises, des princesses, et des dames de tous rang, de toute forme, de tout âge ». Contre d’autres interprétations qui en font un homme d’âge mûr, le baryton Philippe Sly redonne au personnage l’arrogance et l’insouciance juvéniles du cavaliere estremamente licenzioso dessiné par da Ponte. Mais il tend dans le même temps à effacer ce qui constitue une dimension centrale de l’œuvre, sans doute davantage perceptible aujourd’hui qu’à l’époque de sa création, qui est le pouvoir. La société dans laquelle évoluent les personnages est strictement hiérarchisée et Don Giovanni y occupe une position dominante. Cette domination s’exerce bien sûr sur les femmes qu’il entreprend de soumettre sexuellement, mais aussi sur les hommes de condition inférieure que sont Leporello (Kyle Ketelsen) et Masetto (Piotr Micinski) auxquels il impose sa volonté. Or la mise en scène gomme cet aspect, que ce soit dans la scène IV du 1er acte où c’est d’une voix à demi endormie que Don Giovanni s’emporte contre Leporello, dont il a pourtant exigé qu’il lui parle sincèrement (« cher seigneur maître, la vie que vous menez est celle d’une canaille »), ou en faisant du paysan cocu Masetto une sorte de médecin.
Ce n’est hélas pas la seule incongruité de la mise en scène de David Marton (qu’on a connu beaucoup plus inspiré à l’Opéra de Lyon), dont on peine à cerner la logique ou l’ambition. L’attitude des personnages contredit fréquemment ce qu’ils sont en train de chanter ou manifeste une indifférence décalée — comme quand Don Ottavio (Julien Behr) feuillette un magazine pendant que sa fiancée Donna Anna (Eleonora Buratto) lui révèle qu’on a tenté de la violer ou lorsque les personnages se trémoussent pendant que Donna Elvira (Antoinette Dennefeld) implore la pitié divine pour Don Giovanni dont elle est encore amoureuse. Et on ne comprend guère ce qu’apporte de faire figurer le Commandeur (Attila Jun), dont la vieillesse est plusieurs fois soulignée, par un adolescent. Les ajouts (bruits de vent et de circulation, texte lu ou en sur-titrage sans rapport direct avec l’action) apparaissent d’autant plus gratuits, et lourds, que l’œuvre est amputée de sa dernière scène, certes non indispensable à l’intrigue (et hypocritement moralisante), mais qui nous prive d’un beau morceau de musique. Quel intérêt, aussi, à ce décor froid de béton gris (Christian Friedländer) qui ne peut évoquer aux Lyonnais.e.s que le charme très particulier des souterrains de l’échangeur de Perrache (et au moins ceux-ci sont-ils peints de couleurs vives) ?
La mise en scène, pourtant, recèle quelques très bonnes idées, comme celle de placer un lit (évocateur de l’activité préférée de Don Giovanni) au centre de la scène ou ce chef d’œuvre de frustration qu’est le strip-tease toujours recommencé qui accompagne l’air de Zerlina (Yuka Yanagihara) à la scène VI du second acte. Mais on en vient à rêver de ce qu’un metteur en scène un peu plus inspiré, et plus politique, aurait fait, à l’heure de #meetoo et #balancetonporc, d’une intrigue centrée autour d’une tentative de viol et dont le livret comporte des paroles comme « Bats-la, bats-la, ô beau Masetto, ta pauvre Zerlina : je resterai là, comme un agneau, attendant tes coups (…) Je me laisserai déchirer les cheveux, je me laisserai arracher les yeux »…
Ce n’est donc pas par sa mise en scène que le public pourra savourer ce Don Giovanni. Heureusement pour lui, l’interprétation l’emporte, et de loin, sur la lecture de l’œuvre. La direction de Stefano Montanari est une nouvelle fois enlevée autant que subtile, et l’homogénéité de la distribution comme son dynamisme font de cette production mozartienne — sur le plan musical mais, on l’aura compris, essentiellement sur ce plan — un spectacle à ne pas se manquer, dans la salle de l’Opéra ou sur les gradins de Fourvière.
Carmen S.
© Jean-Pierre Maurin