Les texticules de Pedro # 19
Des bibliothèques publiques comme refuges
Il y a quelques mois, j’ai passé plusieurs après-midis dans la salle du fonds régional de la bibliothèque municipale. Cette fréquentation assidue m’avait permis de repérer quelques habitués. Pas mal de retraités plus ou moins somnolents, lecteurs réguliers de la presse régionale ou en quête d’érudition locale. Des lycéens et étudiants, souvent en petits groupes et venant autant pour bosser que pour déconner entre potes ou se draguer. Et puis deux ou trois individus manifestement pas totalement raccord avec le monde, mais suffisamment stabilisés pour donner libre cours à leur dinguerie sous l’œil compréhensif, quoique parfois agacé, du personnel et des autres usagers. Parmi eux, une dame âgée pas très soignée, toujours munie de sacs en plastique, qui grommelait en tournant rageusement les pages d’un journal sans en lire une seule ligne.
Après une interruption de plusieurs semaines, je suis revenu compléter mon travail à la bibliothèque. Si les autres habitués étaient toujours là, la dame en question était en revanche absente. En milieu d’après-midi, un quinquagénaire à lunettes est entré et s’est adressé à la responsable de salle pour lui demander si elle n’avait pas vu la dame en question, expliquant être un de ses voisins. Cela faisait en effet plusieurs jours qu’on ne l’avait pas vue dans son immeuble et, sachant qu’elle passait ses journées à la bibliothèque, il venait en quête d’information auprès de son personnel — qui, en l’occurrence, avait lui aussi constaté son absence et s’inquiétait également de son sort.
Je n’ai jamais su le fin mot de cette histoire et si la dame avait été retrouvée, ni dans quel état. Mais j’avais été touché par cette sollicitude pour quelqu’un qui avait manifestement largué les amarres de la raison et dont la présence aurait pu être jugée déplacée. Pour être discrète, l’attention des bibliothécaires pour les usagers fragiles n’en était pas moins réelle et bienveillante.
Il suffit d’arriver cinq minutes avant l’ouverture des portes de la bibliothèque de la Part-Dieu pour percevoir combien celle-ci est plus et autre chose qu’une institution où l’on consulte ou emprunte des bouquins. Parmi celles et ceux qui attendent, bon nombre n’a cure de la culture disponible sur les rayonnages mais convoite avant tout les coins tranquilles. Certains tentent encore de faire bonne figure mais leur pauvre dégaine signale impitoyablement la dégradation de leur situation ; peut-être viennent-ils chercher ici un chauffage qui a été coupé dans leur domicile. D’autres, déjà clochardisés, sont harnachés de multiples sacs ; ils s’affaleront dans les fauteuils pour récupérer d’une nuit d’errance qui recommencera dès la fermeture. Et puis les dinguos, les petits vieux dont la paupérisation a renforcé l’isolement, les sans-papiers… présentant différents degrés d’exclusion et de dégradation.
Les bibliothèques publiques ont ceci de particulier qu’elles sont accessibles gratuitement et sans justification, à condition de respecter quelques règles minimales de savoir-vivre (même les plus barrés le savent, qui veillent à ce que leur folie ne dépasse pas un certain degré de perturbation). On y trouve des fauteuils confortables, le calme de rigueur permet de s’y reposer, c’est chauffé par temps frisquet, il est possible d’y recharger un portable ou d’accéder à internet, et on peut même passer le temps en piochant au hasard dans les rayons. Surtout, on y a librement accès à des sanitaires alors qu’à l’extérieur le monopole Decaux impose de payer pour pouvoir chier. On m’a signalé une fréquentation plus assidue des bibliothèques d’arrondissement depuis que la mairie centrale a décidé la fermeture des bains-douches de la Croix-Rousse.
Le cultureux de droite s’indignera d’un tel détournement de l’argent du contribuable par des pauvres qui, non contents de sentir mauvais, n’ont jamais lu une ligne de Finkielkraut. L’intello de gauche s’émerveillera que, mère bienveillante, la Culture se montre hospitalière à la misère du monde — mais pas trop quand même, d’ailleurs pour éviter d’être incommodé on achète ses livres plutôt que de les emprunter. Pour ma part, je trouve surtout significatif que les derniers espaces fondés sur le principe de l’accès inconditionnel et gratuit accueillent celles et ceux qui n’ont nulle part où aller. Les bibliothèques publiques, derniers camps retranchés de l’État social ?
Pedro