Berline0.33

berline0-33 1Les mots sont bien inutiles. C’est – en gros – toujours la même réflexion que je me fais à chaque fois que je pose The Abyss Will Gaze Back , le deuxième album de BERLINE0.33, sur la platine. Je la vois ma page blanche. Je ne la sens que trop bien mon hésitation hébétée. Mais je vais quand même essayer. Prends un groupe, Berline0.33 donc, un groupe découvert en 2010 à l’occasion du EP Flying Above Scarecrows autoproduit et comprenant autant de tubes que de titres gravés sur le CD (trois, pour être précis). Attends un peu, secoue dans tous les sens, parles-en à ta mère si tu veux, essaie de penser à tout autre chose puis prends-toi au travers de la gueule le premier album de ce même groupe, intitulé Planned Obsolescence et publié juste l’année d’après. Attends encore trois ans – nous sans avoir entretemps découvert puis revu trois ou quatre fois Berline0.33 en concert – et retente ta chance en 2014 avec The Abyss Will Gaze Back. L’illumination.

Et là, je sèche. J’ai ressorti pour l’occasion ma panoplie défraichie et toute froissée de critique inutile ainsi que mon petit manuel de chroniqueur crétin mais je n’y ai trouvé que des mauvaises idées et autres techniques de marchand de soupe lyophilisée, des procédés éculés, des recettes fourrées à la complaisance et dépourvues de la moindre once d’imagination. Des conneries, quoi. A quoi bon affirmer qu’après un premier album « marquant » voire « plus que prometteur » (puisque c’est bien le cas de Planned Obsolescence) le deuxième s’avère être une étape difficile mais que le résultat est logiquement à la hauteur de l’effort consenti ? Mouhahaha (corollaire : le troisième album est en général appelé « album de la maturité », cette chose synonyme de chiantitude dans le monde des musiques électriques, car il y a rien de tel que les débordements d’acné et l’indécision existentielle lorsqu’on prétend faire du bruit). Ou alors il y a ce truc très à la mode en ce moment et qui recycle volontiers, par pure fainéantise et facilité il faut bien le dire, la propension du music freak lambda à établir des listes et des nomenclatures : « les dix raisons essentielles pour écouter et ne surtout pas passer à côté du nouvel album de Berline0.33 ». Je veux mourir

berline0-33 2Voilà. L’aiguille de la platine vinyle est en train d’arriver au bout de Teorema, magnifique dernier titre clôturant la deuxième face de The Abyss Will Gaze Back mais toi et moi on est guère plus avancés, hein. Pourtant j’en suis toujours autant retourné et j’espère qu’il en sera bientôt de même pour ta petite personne. Cela fait peut-être trois (quatre ?) fois aujourd’hui que j’écoute ce disque, comme attiré par un effet de persistance incontrôlé et trouble, donc obsédant. Et d’ailleurs, est-ce que tu as remarqué l’œuvre à la fois apaisante et si déconcertante de Dror Daum et qui sert d’illustration au disque ? Ces couleurs un peu affadies qui pourtant libèrent tellement de lumière ? Cet effacement qui joue avec la clarté et met au défi la certitude ? Cette façon d’être là et de disparaitre en même temps ? Donc cette façon d’exister à la dérobée comme un fantôme protecteur surveille une vieille demeure familiale ? Cette façon enfin d’ouvrir une porte, de dessiner de nouvelles ombres ? Pourtant, avec Berline0.33, il n’est pas question d’ambivalence, d’entre-deux et d’hésitation, la musique du groupe ne connait pas vraiment de flottements et cette pochette impose sa propre matérialité poétique comme The Abyss Will Gaze Back fait ressurgir une force colossale, définitivement émouvante, toujours éclatante. Mais je viens juste de remettre ce disque du début pour revérifier tout ça.

Alors je recommence. Avec The Abyss Will Gaze Back les quatre Berline0.33 sonnent comme jamais. Cela signifie que même le plus fanatique des fanatiques du groupe aura peut-être tendance à oublier ce que Berline0.33 a pu enregistrer auparavant tant ce dernier album en date prend des airs définitifs. Ou lorgne vers une sorte de cohérence absolue. Les huit compositions défilent sans que jamais on ait ce sentiment d’attente et de manque. Il y a toujours quelque chose de vrai qui se passe ici. Solar Striker est le premier moment vertigineux du disque : une longue première partie incantatoire et toute en pression ascensionnelle avec un chant perdu dans les limbes ; puis l’éclatement, le côté martial et massif qui débarque, le chant qui s’impose – ouais ça gueule fort et ce ne sont pas les effets sur la voix qui vont atténuer cette vindicte. Puis, une fois encore avec Berline0.33, les tubes s’enchainent. Des titres rentre-dedans et venimeux (Castle In The Air), oppressants et furieux (Whispers Of Seagulls et sa ligne de basse digne du meilleur noise-rock et qui s’arrête juste au bord du gouffre) ; des titres plus pop mais toujours sombrement arides (le troublant First Floor, le génial Full Of Yourself), dépressifs et éprouvants (Time Is A Faith Healer), formidablement post-punk (These Words) et tout simplement d’une beauté vénéneuse (Teorema).

berline0-33 logoThe Abyss Will Gaze Back donne ainsi définitivement tort à celles et ceux qui pensaient que Berline0.33 ne faisait que pratiquer à la lettre ce bon vieux rock gothique et lourdingue, un rien nostalgique et passéiste. Amateurs de la teutonique des claques bas du front passez donc votre chemin. Car Berline0.33 est un groupe d’une grande subtilité mais qui n’oublie jamais d’être puissant : le chant et la musique s’équilibrent parfaitement, tout comme la rythmique infaillible et les strates sonores (elles-mêmes entre mélodies troubles et déchirures noisy). Et, enfin, basse et guitare s’accordent précisément entre elles dans un jeu de correspondance/complémentarité pas loin d’être impeccable. Au passage mention spéciale pour la guitare qui fait un bon qualitatif et ressort avec plus de contrastes qu’auparavant – la qualité de l’enregistrement de The Abyss Will Gaze Back y est sûrement pour beaucoup mais j’ai eu exactement la même réaction lors d’un récent concert du groupe. Avec ce deuxième album tant attendu les Berline0.33 s’imposent donc logiquement comme l’un des meilleurs groupes actuels en matière de rock irradié et intense. Un disque aussi lumineusement incarné que manipulateur d’ombres : à l’image de sa mystérieuse pochette, finalement.

The Abyss Will Gaze Back est publié en vinyle uniquement – mais existe en version digitale pour les fantômes – par les labels Bruisson , Et Mon Cul C’est Du Tofu ? , Katatak records (petit message personnel : Roland, il faudrait que tu mettes ton site à jour), Rejuvenation et Tandori .

Hazam.
Berline0.33The Abyss Will Gaze Back

 

Berline0.33Planned Obsolescence

 

Berline0.33Flying Above Scarecrows