Certains jugent assister à une révolution, la prise en considération d’un modèle gnoséologique global, dans le même sens de ce terme que d’autres ont voulu appliquer à l’apprentissage d’une langue natale.
Certains jugent assister à l’émergence de l’idée brillante d’un relativisme moderniste de la connaissance, dans lequel la sensorialité directe prévaut, brisant du même coups la nuque aux préjugés de supériorité culturelle ou d’inégalité entre les Hommes.
L’Enfer est pavé de bonnes intentions ; et face aux inquiétantes inflexions de la muséographie actuelle que les collections permanentes du Musée des Confluences ne font que proposer en exemple, sans doute une attitude quelque peu réactionnaire permet-elle de mesurer les dérives que l’idée même de musée subit.
Avant toute autre chose, établissons une distinction de l’ordre de l’axiome : je suis férocement convaincu de la nécessité de l’aspect pédagogique d’un museum. Museum, donc, et non musée. Quand on a, comme j’ai eu la chance de le faire, presque grandi dans la démarche poussiéreuse du Musée Guimet, ou pu s’émerveiller encore blanc-bec de la rectitude surannée du Musée d’histoire naturelle d’Oxford, la distinction tombe comme évidence. Il est impossible de confondre deux démarches bien distinctes : celle de la muséographie d’art (musée) et celle de la muséographie scientifique (museum). Il ne s’agit pas d’un caprice tatillon, mais bien d’un constat de bon sens sur la nature même, la vocation, le sacerdoce, peut-être, de tels établissements. De même que nul ne songera sérieusement rédiger une méthode de langue sous forme de roman noir, ni une fiction sous forme encyclopédique – Borgès, maître-farceur, a depuis longtemps obtenu son passe-droit – le Beau ne s’enseigne pas sous les mêmes atours que la Connaissance.
L’art peut admettre une immédiateté. La gratuité du beau accepte, inscrite aux tréfonds de sa nature même, un rapport spontané et viscéral entre l’ouvrage et son spectateur. Le savoir, lui, ne le supporte pas. Percevoir n’est guère apprendre ; les plus sagaces des enseignants, tout au long de notre civilisation, l’ont constaté. Ainsi naquit l’idée sublime de la pédagogie.
Il est triste de constater que le Musée des confluences est l’un des tombeaux – non le premier, probablement pas le dernier – de cette pédagogie ; la thèse du suicide n’est pas encore écartée, mais l’acte criminel semble probable.
Tout, en effet, à l’exception notable de la qualité de la majeure part de la collection, semble se rire du propos d’apprentissage que tout un chacun serait en mesure d’attendre d’un musée portant sur des sujets tels que l’ethnologie, l’histoire, ou les sciences naturelles. Tous ces sujets qui, dans le cas présent, ne s’affichent pas même dans la vocation de cette institution, qui ne prend son nom que de sa position géographique, maladroitement dissimulée derrière un argument de transdisciplinarité.
Car nous entrons bien dans une ère où il n’est plus question de « musée de… ». Comme les halls géants des grandes surfaces qui n’ont de viabilité que par leur branding, sourdes aux cris de l’artisan et de son expertise, les musées deviennent de vastes supermarchés, généralistes, disposant d’assez de choix pour plaire à tous, mais n’accordant que peu de valeur au propos de chacun de leurs produits.
Ici, il nous est montré de beaux objets. Objets de valeur, objets d’intérêt. Étalés comme sur l’éventaire d’une brocante où l’on devrait chiner afin de constater que, peut-être, l’un ou l’autre de ces objets éveillerait notre curiosité d’amateur. Des merveilles, en somme, jetées en vrac, à l’aventure. Sans doute, ce chaos peut-il être masqué par l’argument, crânement répété, d’une muséographie inspirée des cabinets de curiosités, notion brandie allègrement depuis quelques années tel un effet de mode, qui ici se mord la queue en tentant une référence maladroite à un temps justement rejeté dans son passéisme essentiel, parce qu’emprunt d’une pédagogie jugée lourde et pataude, loin des conceptions éthérées que l’on nous propose ici.
Perdu entre un jeu de lumière coercitif, interdisant toute visite active au spectateur au profit des fantaisies de la mise en espace, une présence de cartels qui, à aucun moment, ne cherchent à dire ni indiquer, pour se contenter de platement annoncer des généralités qui connotent plus que dénotent, le visiteur, consciemment ou non, se retrouve plongé dans une scénographie qui a oublié d’être muséographie, où la représentation prévaut sur le discours et le propos. L’ethnographie perd pied face à l’art contemporain, lorsque l’on prend conscience que l’art animiste inuit ou africain présenté n’a pas même vingt ans, l’objet même oublie sa valeur quand un vague outil fonctionnel présent dans tout foyer nous est montré comme témoignage social, sans s’interroger sur la pertinence de sa présence, ou, pire, quand un véritable trésor archéologique, par le passé mis en valeur de façon satisfaisante, n’est ici plus que présenté dans une demi-pénombre qui ne permet pas même de prendre conscience de sa nature.
La communication imprimée faite autour des collections présentées proposant, pour chaque espace d’exposition, les « Objets à ne pas manquer », comme un gestionnaire ferait la publicité de son produit en vogue, comme si une visite du Musée du Louvre se devait de comprendre un pèlerinage devant la Joconde, je ne peux que m’interroger sur la volonté finale des créateur du Musée des confluences.
Le savoir et sa diffusion, j’en ai peur, se dissolvent aujourd’hui au détriment du divertissement, le propos au détriment du simple sensible.
Conclure de ces constats l’existence d’un rapport entre l’ampleur des projets architecturaux des musées actuels, leur nature de prestige ou de fierté, et la vacuité de leur objet, constitue une étape supplémentaire. Simple visiteur, je me garderai bien de la franchir.