Les mémoires du Colonel Fruut #4

Anne

Elle est morte.
Trente ans après, la tombe est toujours ouverte, mon pas crisse chaque matin sur le gravier du cimetière de la Guille.
Anne et moi, on s’était rencontré dans un p’tit rade, rue des Tables Claudiennes.
J’attendais la mort.
Ce matin- là, elle avait le visage d’un dealer patenté.
J’étais attablé. Ou vautré plutôt. Etalé sur le zinc.
En vrac. Cuit. Surcuit. Brûlé.
Assis depuis deux heures. A combler l’attente à petits coups d’expressos et de clopes.
Deux heures à fixer l’horloge, à faire partie de ses rouages, être un de ses ressorts.
Au café avait succédé les blancs.
Gentiment d’abord. Puis fillettes, pots…
Noyé. Immergé dans ma cuite,
Sentant la surface s’éloigner.
Deux heures d’apnée,
En équilibre sur ce putain de tabouret,
Un cafard polymorphe me grignotait lâchement l’humeur.
Un sourire de mort-vivant dessiné sur la gueule par un Picasso du dimanche.
Pas vraiment une grimace. Un rictus, un tic social.
Ne pas jeter mon désespoir à la face des autres.
Quels autres ?

Deux heures. Ou deux jours ? Deux ans ?
Une éternité, plusieurs vies pour une éclaircie ?


Les démons s’impatientent, déchirent mes nerfs.
Attendre, toujours attendre, spectateur désabusé d’une existence merdique.

Errance toxique, une paille dans le groin, à renifler ma mort,
La bouteille de sky enfoncée jusqu’à la glotte, comme on suce la bitte du diable.

Oublier. Une nanoseconde de calme.
Retrouver un peu de dignité au milieu de cet
Assemblage névrotique de souvenirs épars.
Fouiller ce dégueulis d’alcool et de poudre pour y retrouver mon amour propre.

Deux heures d’hésitation, de méditation hallucinée.
Et puis cette apparition ;
La Piéta, descendue des enfers, portant dans ses bras nus
La souffrance de tous les junkies :
Anne.
On attendait tous les deux le même fournisseur, ça crée des liens…
Le regard vide, revenus de tout à pas vingt piges.
Deux étrons, chiés par la vie. Dégueulés par le vide sur les pentes de la Croix-Rousse.
Les mauvaises pentes.
Bref, avec Anne, on s’était reconnu. Et aimé. Follement. Désespérément. Comme des chats.
Avions léché nos plaies. Marié nos folies. Réussi à décrocher.
Puis, au bout de quelques mois, la Camarde était venue la chercher au matin.
Anne était partie sans lutter, s’abandonnant à l’aube, un dernier sourire, un souffle sur mes lèvres.

Il est des mois de mars où l’on aime à pleurer, sans tristesse vraiment, juste pour arroser la terre.