Ce que notre Amérique doit à Bob Zimmerman

Je reste (faussement) hanté par la question de savoir ce qui s’est vraiment passé dans les années 1965-1970. Le monde a-t-il changé du tout au tout au Greenwich Village, à Haigt Ashbury, sur le campus de Berkeley et sur les routes qui quadrillent les Etats-Unis d’Est en Ouest et du Nord au Sud ? Cela se résumerait en fait à la route 66, à la route 6 (celle que prend Kerouac, au cas où certains penseraient encore qu’il a pris la 66) et à la route 61, celle que Dylan descend en rappel depuis son bled paumé des Grands Lacs qu’il renie au point de s’inventer des biographies à la sauce des berges du Mississippi entre son premier et son troisième album jusqu’à ce que, acculé, rencogné par la célébrité naissante, il finisse par recracher des bribes de bio un peu plus authentiques.

Je ne sais que penser du Nobel de Littérature de Dylan. Je ne sais qu’en penser et je crois que la première raison en est que je n’ai jamais lu un seul de ses poèmes ni une seule de ses chansons dans le texte. Finkielkraut qui a manqué s’étrangler en apprenant la nouvelle est-il plus érudit de ce côté-là ?

Lu un recueil de nouvelles de Sam Shepard, Chronique des jours enfuis. J’adore ces récits sans queue ni tête, pareils à des hululements désespérés qui vous transportent loin et finissent par vous abandonner au milieu de nulle part sans même une chemise de rechange, ou au bord d’une autoroute qui n’a ni début ni fin, ou devant n’importe quel motel de n’importe quel coin du « Wild West » ou du « Deep South ». Et il vous faut quand même bien tenter de rentrer chez vous la queue entre les jambes.

Dans une galerie-café à Lyon, de beaux dessins à l’encre de Chine. La salle offre une surface généreuse. Une jeune sylphide nimbée de gentillesse et de délicatesse vous sert un café bien noir. Elle est graphiste de profession et travaille dans cette galerie deux jours par semaine.

Olivier Cohen a écrit que les écrivains américains ont inventé l’Amérique. Dylan s’est instinctivement dit que c’est plutôt le rôle des chanteurs-compositeurs. À 18 ans, il s’est senti l’âme d’un missionnaire. À cet âge-là, je buvais des bières, sans roter car j’étais un garçon de bonne famille.

Voilà un mec à qui on a reproché tout et n’importe quoi, d’avoir trahi tout ce peut être trahi dans ce bas monde à commencer par père et mère. Car il y a d’abord le mensonge sur les origines. Tout est construction, ai-je envie d’écrire, inspiré par Olivier Cohen, comme on disait « tout est politique » en 68. C’est qu’il a bien fallu construire un personnage, comme Dylan l’aurait appris d’artistes comme Dylan Thomas, Woody Guthrie et Arthur Rimbaud.

47ème parallèle Nord

À ses débuts Dylan raconte qu’il est un pauvre orphelin ayant grandi au Nouveau Mexique, ou bien qu’il a oublié jusqu’aux visages de ses parents, ou bien, lorsqu’on commence vraiment à l’emmerder avec ces conneries car on flaire l’arnaque, qu’il ne sait finalement plus très bien. Après le deuxième album, la notoriété ouvre une autoroute à son passé qui le rattrape au bruit des sirènes de la patrouille des journalistes partis exhumer papa et maman de leurs virtuels tombeaux. Ils lui fichent son passé de petit bourgeois sous le nez comme un mandat de perquisition, histoire qu’il arrête une bonne fois pour toute de singer le Sud profond avec sa voix nasillarde et ses faux accents de péquenot. Ils n’auront pas eu trop de mal à remonter jusqu’au 47ème parallèle latitude nord, sur les bords du Lac Supérieur. Arrêt Hibbing.

Bob Dylan est en fait né à Duluth, sur les bords du Lac Supérieur et a grandi tout près de là, à Hibbing, un trou. Le chemin qui l’a mené au Greenwich Village n’est pas tiré au cordeau. Entre-temps, il a séjourné à Fargo, Denver et Minneapolis. Fargo, c’est d’abord pour moi le titre du film des Frères Coen, avec Steve Buscemi en tueur psychopathe désopilant. À chaque fois que j’entends ou lis ce mot, cela secrète chez moi des images de longues routes enneigées reliant quelques bleds de l’Amérique profonde livrés à eux-mêmes huit ou dix mois sur douze. La mystique du Grand Nord, Jack London et tout ça.

À l’été 1959, il se fait embaucher comme serveur dans un bar à Fargo. Comme il n’est apparemment pas du genre à s’éparpiller dans l’existence, ce n’est qu’un alibi pour jouer de la musique dans les clubs du coin. Car le parcours de Dylan ne souffre d’aucun atermoiement. Pas de chemin de traverse mais la montée en pente raide. La musique, la musique, la musique.

Dylan ne s’est jamais laissé attendrir par la chaleur d’une communauté d’accueil et ça ça peut vous en boucher un coin. Quand il débarque de son grand Nord à Minneapolis, ayant suivi le fil de la highway 61 direction le midi sur environ 300 kilomètres, il sillonne les bars et les clubs alors qu’il a tout juste 19 ans. Il parvient à se faire une petite place au pâle soleil du 44ème latitude nord. Il dit être arrivé en plein blizzard, avec à peine assez d’affaires pour faire le continu d’un baluchon. Il aurait pu chercher l’âtre de la première auberge du coin et y faire une longue sieste de quelques années, en grattouillant de temps à autre sur sa guitare pour les étudiants en goguette. Mais très vite la vie de bohème façon ville du nord le lasse, il a la bougeotte. « J’avais décidé que cette société était passablement bidon et que je ne voulais pas en faire partie », s’est-il sobrement justifié plus tard. Alors, il tire sa révérence avec sa casquette d’arsouille et continue de descendre l’échelle des latitudes. C’était en janvier 1961, je n’étais pas né et beaucoup de ceux qui y étaient sont morts depuis.

Pourquoi avoir tardé à raconter les rivages des Grands Lacs, les cornes de brume des cargos venant décharger à Duluth, Bob ? Pourquoi le Deep South, les champs de canne, le Wild West, plutôt que la Rust Belt ? Quelle honte à cela ? Jim Harrison a bien intégré ces grandes étendues septentrionales d’eau et de forêt dans sa littérature qui plonge aussi dans les tréfonds de l’âme américaine jusqu’à recréer un lien avec tout ce qui a disparu dans les grands massacres d’Indiens comme celui de Wounded Knee.

On a beaucoup reproché à l’artiste bougon et cacochyme d’avoir surfé sur la vague du protest song pour des raisons bassement mercantiles. Pourtant, lorsqu’il écume les bars folk en espérant se faire une petite place, à Fargo, à Minneapolis, à Denver, qu’il se fait jeter dix fois pour gratter le misérable privilège d’une performance au chapeau ou d’une première partie d’un groupe aussi inconnu que lui, est-ce vraiment le fric qu’il a en tête ?

On lui a d’abord reproché d’avoir marché sur les brisées de Woody Guthrie. À New-York, il a réussi à se glisser dans l’intimité du clan de l’artiste gravement malade pour y laisser traîner ses esgourdes. Il est connu pour avoir fait ça, Dylan, avoir fait l’éponge jusqu’à plus soif, s’être laissé imbiber jusqu’à la moelle de cette tradition folk dans sa dimension la plus encyclopédique. Il paraît qu’il pouvait décrypter musicalement des chansons en deux écoutes et les restituer avec sa guitare comme d’autres désossent une voiture ou un mécanisme pour le reconstituer.

En fait j’ai l’impression qu’on a reproché tout et son contraire à Dylan. Il lui a été reproché d’avoir imité le folk jusqu’au pillage et de l’avoir trahi comme on trahirait sa famille en s’accoquinant au rock’n’roll. Trop fidèle ou infidèle ?

En 1961-1962, au Greenwich Village, des artistes et des managers n’ont apparemment pas compris qu’un génie poignait à leur côté, peut-être trop agacés par ce bourgeon d’artiste mal fagoté qui tirait sur leur manche pour se faire remarquer, cet être imberbe qui se haussait trop du col derrière des silences qui ne trompaient personne sur son ambition.

Both Christ and Judas

J’adore les règlements de comptes artistiques. Le plus trépidant dans la vie Dylan, c’est le passage aux instruments électriques qui fait de Bobby le pire du pire des salauds sur la planète folk. Il y a eu ce fameux concert festival de Newport 1965 sur lequel un mec a pondu un bouquin de 300 pages et qui, selon certains spécialistes de la période, a changé la face du monde (voilà qui place quand même Bobby dans l’auguste lignée des Copernic et Galilée, ces grands visionnaires iconoclastes qui ont perturbé la conscience collective au point de tutoyer le bûcher). Lors d’une tournée en Angleterre en 1966, l’accusation suprême fuse dans le public : Judas. Elle est restée célèbre car gravée sur des bandes d’enregistrement.

Tout cela rappelle le mouvement anti-disco à la fin des années 70. Alors que grondent les premières colères de la révolte punk, un gars décide d’organiser un événement vengeur consistant à détruire en public des centaines de disques de disco. C’est la Disco Demolition Night du 12 juillet 1979. Ce soir-là, à Détroit, à l’occasion d’un match de base-ball, 30 000 personnes se réunissent pour honnir en chœur cette musique. Le chauffeur de stade qui a pris le relais du speaker du match (à moins qu’il ne lui ait arraché le micro des mains) beugle autant qu’il peut : Disco Suck ! La garde nationale intervient pour disperser ces adeptes hargneux du rock’n’roll et le match est annulé. L’hallali avait commencé sur les ondes radiophoniques à l’instar de la radio des Mille Collines déversant son fiel anti Tutsis pendant des mois avant que ne sortent les machettes.

Confronté au public vengeur, aux apôtres de la tradition folk et aux journalistes aux airs de détectives, Dylan fait penser à ces accusés de prétoire qui écartent leurs avocats et n’ont pas peur de tout perdre en insultant les juges.

Sam Shepard (qui vient juste de clamser au cœur de l’été dernier) s’énerve contre Kerouac dans ses Chroniques des jours enfuis. C’est à la page 115 du bouquin édité par les 13ème Note Editions. « J’ai du mal à croire tous gens qui disent que Sur la Route a changé leur vie », confesse-t-il. Il ajoute : « J’ai du mal à croire qu’un bouquin puisse changer la vie de quelqu’un d’ailleurs ». Pourtant, pour le pire ou le meilleur, il y en a quand même un certain nombre dont la vie a dû se retrouver en désordre après cette lecture. Dylan assure être de ceux-là.

Lorsqu’on a monté la scène de Woodstock pour offrir à Dylan une tribune sur mesure, il a préféré jouer les filles de l’air plutôt que de monter en chaire. Woodstock, c’était sans Dylan.

Dylan nourrissait une profonde rancune envers les journalistes qu’il accusait de ne rien comprendre à la musique et surtout de poser des questions à la con. Il n’avait pas son pareil pour river son clou à un journaleux trop collant. Un jour avec un journaliste australien (c’est dans un bouquin de Jean-Claude Brierre) :

« Quelle est votre plus grande ambition ?

– Devenir découpeur de viande.

– Pouvez-vous en dire plus long là-dessus ?

– De longues tranches de viande.

– Que pensez-vous de la guerre du Vietnam ?

– Rien, c’est la guerre de l’Australie.

– Mais des Américains y sont.

– Ils ne font qu’aider les Australiens. »

La chanson The Thin Man avec l’inquiétant Mister Jones est un point orgue de la relation tumultueuse entre Dylan et les journalistes. Qui est Mister Jones, demandent-ils en chœur, comme si chacun craint d’avoir été démasqué. On dirait des pharisiens paniqués qui, dans le Nouveau Testament, se sentent visés par les diatribes vengeresses du Sauveur justicier. Quand Dylan fait mine de lever l’énigme, il se paie encore leur tête : « Je pourrais vous dire qui est Mister Jones mais chacun à le sien ». Ou encore : « Il travaille dans un bowling, il ramasse des quilles et il porte des bretelles ». Pas lourd pour commencer une enquête, mais mieux que rien, ont pu se dire certains.

Je ne fais pas partie des fans de Dylan, seulement assez intéressé par le personnage pour dévorer quelques bios bien écrites, voire super bien écrites (François Bon). Les chansons que je préfère sont tardives et totalement périphériques dans l’œuvre : Love Sick, The Red River Shore, Men Gave Name To All Animals. J’adore la version de Girl from the North Country chantée en duo avec Johnny Cash, pas l’originale enregistrée pour l’album The Freewheeling’ en 1963.

Pour François Bon, Dylan perce sur la scène du Greenwich village car il sait jouer de l’harmonica et cela lui procure des opportunités de scène où il se fait repérer. Et pour les autres ? C’est sa bouille d’arsouille ? Des accroche-cœur en pagaille au-dessus du front ? Des oreilles en feuilles de chou ? Un grain de beauté ? C’est quoi le destin sinon une connerie qui existe à coup sûr mais dont on peut à la fois tout et rien dire ?

Alors c’est quoi tout ce tapage autour de Dylan ? Et cette histoire du Nobel, j’y vais ou j’y vais pas, qui nous rappelle les finasseries de Sartre et les petits empêchements de Pasternak ? Et Finkielkraut qu’a pas pu s’empêcher ? C’est simplement l’Histoire qui suit son cours, comme dit le narrateur de Shepard dans une de ses Chroniques des jours enfuis.

Epinon