7 minutes à l’Opéra !

Les Castagnettes de Carmen # 52

7 minutes de Giorgio Battistelli à l’Opéra de Lyon du 15 au 29 mars

Avec 7 minutes, l’intersectionnalité des rapports sociaux de domination (genre, classe, âge, origine nationale) fait une entrée fracassante sur la scène de l’Opéra de Lyon. Pensez donc : pas de divinités germaniques, pas de chevaliers héroïques, pas d’amoureux tragiques mais onze ouvrières dans un décor unique et gris d’atelier industriel. La transgression avec les conventions opératiques est généralisée puisque la distribution est exclusivement féminine et que la situation est des plus banales, pour ne pas dire prosaïque et vulgaire : il y est question de labeur, de salaire, de conditions de travail, de risque de chômage. Plus dérisoire encore, l’intrigue repose sur ces misérables 7 minutes de pause auxquelles les patrons demandent aux salariées de renoncer pour préserver la compétitivité de leur entreprise.

© Jean-Louis Fernandez

Banale voire vulgaire seulement pour le bon bourgeois esthète qui aimerait se délecter, dans le confort d’un établissement culturel de premier plan, d’un spectacle rassurant quant à la stabilité du monde social, et qui sera ici fortement bousculé. Les êtres pour lui les plus subalterne (femmes et ouvrières et, pour plusieurs, âgées ou migrantes) font irruption et investissent la scène pour débattre d’enjeux qui les affectent directement — elles, leurs collègues de l’entreprise mais également, bien au-delà, l’ensemble des travailleuses.

7 minutes ne fait pas que placer le monde ouvrier au premier plan, ce qui est déjà en soi un acte exceptionnel. L’œuvre aborde des questions politiques au sens le plus fondamental du terme, à savoir la délibération, la représentation et la constitution d’une volonté générale. Elle le fait sans négliger aucune des difficultés que pose la formation d’une position collective à partir d’une diversité de positions individuelles. Lorsque Blanche (Natascha Petrinsky), que ses dix collègues ont désignée comme porte-parole, revient d’une harassante réunion avec les dirigeants de l’entreprise pour les informer de la proposition qui leur est faite (maintien de l’emploi et des salaires à condition de renoncer aux fameuses 7 minutes de pause), c’est sa légitimité de déléguée qui est interpelée, débattue voire contestée.

© Jean-Louis Fernandez

Le débat collectif occupe la plus grande partie de l’œuvre et c’est en cela qu’elle est passionnante. Le soulagement immédiat — l’emploi sera préservé — et l’évidence de l’acceptation de la « solution » proposée par les « cravates » sont vite minés par de premiers doutes, laissant percevoir cette « solution » pour ce qu’elle est : un chantage. La préservation de sa situation personnelle s’affronte aux conséquences pour autrui : au total, les 7 minutes par jour et par personne reviennent à 600 heures mensuelles de travail extorquées aux 200 salariées de l’usine. Et l’assentiment à cette « solution » ne constituera-t-il pas un précédent potentiellement opposable aux salariées de bien d’autres entreprises ?

Composer une œuvre de deux heures sur des enjeux aussi abrupts relève du défi, et sa réussite repose en très large part sur la mise en scène. Celle que propose Pauline Bayle y parvient en introduisant ce qu’il faut d’humour (une partie de football dans l’atelier) et de distance (des interludes chorégraphiés) dans une situation angoissante et tendue. Le parti-pris réaliste de la scénographie (Lisetta Buccellato) ancre le propos dans l’ordre usinier et interdit ainsi toute dépolitisation, tout en adressant d’opportuns clins d’œil aux luttes contemporaines. Elle aussi exigeante, la partition de Giorgio Battistelli est bien servie par la direction de Miguel Pérez Iñeta et contribue à faire de 7 minutes une des œuvres les plus singulières et remarquables que nous ait proposé l’Opéra de Lyon cette saison.

Carmen S.

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