Voyager ou rendre le monde indisponible
Bien que totalement découvert, saturé de connections et exploité jusqu’à l’épuisement, le monde se referme mystérieusement. Dans sa mobilisation infinie* (urgence, zapping, obsession de l’action…), il disparaît, devient illisible et muet. La conquête de notre environnement a abouti à un désastre écologique et façonné un milieu hostile. La volonté de contrôle a débouché sur un chaos généralisé. Entre promesses déçues et désirs frustrés, les voyages ont conduit à des apories et à des non-lieux – qu’on pense à ces centres-villes en tout point du globe semblables. Paradoxalement, le fait de disposer à notre guise de la nature, des personnes et de la beauté qui nous entourent nous prive de toute résonance avec elles. Voici venu le temps de réinventer notre relation au monde.
De manière inattendue, la mise à disposition du monde par le développement des transports et du tourisme s’est accompagnée d’une frustration, symptomatique de l’écart qui existe entre une promesse de résonance et l’expérience vécue du voyage. Laquelle reste bien souvent à la surface des choses, faute en partie à une industrie du tourisme qui promet précisément aux voyageurs « de découvrir des pays et des gens lointains dans des conditions parfaitement contrôlables sans devoir s’y engager réellement ». Or c’est bien à ce niveau que se révèle un paradoxe : « quand on se rend de la sorte invulnérable, on devient ou l’on demeure incapable de résonance ; on se laisse peut-être stimuler, mais certainement pas toucher ». On reste inapte à entrer en résonance avec l’Autre, à s’épanouir et à se grandir mutuellement, sur le plan culturel autant que spirituel.
Tout est à portée de main… et pourtant tout se dérobe…
Pour le sociologue Hartmut Rosa, en effet, « l’indisponibilité du côté des sujets implique […] qu’ils doivent être disposés à se laisser toucher et transformer d’une manière non prévisible : la résonance implique la vulnérabilité et la propension à se rendre vulnérable ». Sans cela, le voyageur ne peut être que déçu, dans la mesure où, précisément, cette expérience de résonance « est et demeure tout de même, à la fin, indisponible, parce qu’elle ne se laisse justement pas marchandiser ». Et de fait nous pouvons « certes acheter le coûteux safari dans le Sahara ou la croisière, mais pas la résonance avec la nature ». Le voyage est ainsi une forme de prestation dont la finalité (vivre une expérience de résonance) est tout sauf prévisible, par nature indisponible, et d’une certaine manière sans cesse reportée. Bien sûr, les lointains continueront à nous faire rêver, et ils répondront toujours à un besoin de positionnement social. Mais il n’est jamais acquis qu’ils puissent répondre à notre besoin de résonance et susciter autre chose que cette frustration d’une rencontre toujours reportée avec l’Autre et avec nous-mêmes, avec nos proches, alors que ces moments étaient tant attendus.
Ce qu’on domine et dont on dispose, on l’a perdu
Ce qui tue la résonance / ce qui entraîne un rapport agressif au monde, ce sont trois éléments que le néolibéralisme a réussi à imposer : le manque de temps permanent, la concurrence constante entre des individus et l’angoisse existentielle qu’impliquent les conditions sociales. En ces temps de confinement — et de luttes collectives gelées, le voyage intérieur et le modeste fragment du monde que nous habitons, notre quartier, notre village, notre jardin, notre chambre (cf. Xavier de Maistre : Voyage autour de ma chambre), sont autant d’endroits qui peuvent nous inviter à une forme de résonance, pour peu que nous ayons la modestie de croire à d’autres formes de voyage que celles valorisées par l’industrie du tourisme. Gageons que, décélérant, nous puissions accéder à cet espace-temps (le foyer, nos proches, nos lectures, nos sonores et visuelles cultures) et y faire résonance. Sans pour autant oublier le vaste monde pour l’heure « interdit » et « zoné », et en attendant de « creuser la Creuse », parfaire notre art-dèche et apprendre à s’endormir comme en Loire, il est aussi temps de revaloriser, en même temps que la proximité, l’immobilité, le non-agir et le détachement, ces vertus un rien asiatiques permettant de contrebalancer l’impératif de course folle, la fascination pour l’éphémère et l’événementiel qui appauvrissent les sociétés modernes.
Marco
* Titre et concept forgé par Peter Sloterdijk (Points, Seuil), comme une prémisse à Rendre le monde indisponible, de Hartmut Rosa (éditions La Découverte).