Les dernières marches qui mènent au Montana sont épatantes. Avant, c’est l’Est, la vieille Europe, ses normes, son quadrillage, ses coutumes à la con, ses hiérarchies. Une fois au Montana, tu demandes un verre à Ali, tu regardes autour de toi, l’horizon, l’espace lisse, la liberté, du nouveau, l’Ouest !
Derrière le zinc, tu es sur de retrouver cette vieille peau de Gilou*, ce rouge de salo-o-n, toujours à philosopher derrière sa pipe, le coude sur le bar, des ongles comme des agaves rabattues par le vent.
«- Imagine, garçon, avant, le Montana, ça n’existait même pas, l’espace lisse, c’était partout ! Enfin, au moins jusqu’au Mississippi ! Ici, on était dans le devenir, le devenir … On ne savait même pas quoi ! Il y avait tout à inventer. Plus de rabat-joie, plus de règles, plus d’histoire … Juste le devenir et soi, seulement soi. Soi avec sa liberté sans entrave. Soi à choisir. Putain, t’imagines ! »
– J’imagine, Gilou, j’imagine que ça devait pas être si enjolivé que ça. Sans entrave… La société elle est bien dans ta tête, non ? Tu la trimbales. T’as beau filer sur ton canasson au triple galops, elle va pas s’envoler comme ça, non ? »
Il m’a regardé d’un air inquiétant, puis s’est mis à loucher sur le barbecue un temps qui m’est apparu long. Là-dessus, enfin, sur le bar, il a posé son chapeau, accompagnant la manœuvre d’un souffle prolongé. On aurait dit un vent venant des Rocheuses. Une fois évacué cet air mauvais, son regard s’est adoucit.
« T’oublies que ma mère est iroquoise. La crête, le nomadisme et les esprits qui la traversent… Bon, reprenons depuis un début.
Quand les blancs ont commencé à s’installer, ça les faisait bien tripper cette histoire d’Ouest. Les vaches, la vue, le cou sur la selle à regarder les étoiles, tout ça, ça leur donnait l’impression d’un truc hors humanité, de sortir de l’Histoire. L’Histoire, c’était devenue les histoires. L’humanité, c’était devenu des humains. La société des hommes ! Des vrais, même ils disaient. Bon, vu de la colline, effectivement, ils en trimballaient encore pas mal de la vieille société. Mais ils avaient.
La ligne de fuite. Ils la tenaient.
Et puis, il y a un con qui a inventé le barbelé, enfin qui l’a breveté. Un certain Glidden, un pequenot de l’Illinois. J’crois qu’il ne pensait même pas à la puissance de son monstre. Le truc parfait ! Avec un rouleau, tu quadrilles des kilomètres. Souple, méchant, léger… Faudra inventer le char d’assaut pour passer à trav’. Et encore, après ça fera une parfaite clôture pour les camps. Il y a cet Olivier Razac (lien :http://www.monde-diplomatique.fr/2013/08/RAZAC/49559) , là, qui en parle bien. Bref. Ce fil a quadrillé le territoire en deux secondes. Les histoires de western, trente ans ça a duré, pas plus. Et tout ça à cause du barbelé. Il est venue strier l’espace. Le normaliser, le structurer, poser les plans de l’Est là où l’Ouest commençait à devenir.
Sauf, au cinéma, la résistance n’a pas durée. Tu penses, la propriété, c’est un truc qui turlupine bien les blancs, plus même que la liberté, à choisir.
Bon ce qu’on sait moins, c’est que ceux qui se sont fait le plus avoir dans cette histoire, c’est les peaux-rouges, les vrais maîtres de l’espace lisse. Ils ont finis en réserve, en camps… Derrière les barbelés. Pas un cow-boy pour les couper. »
Dans le coin de la salle, j’avais repéré »Steph’ la main froide ». Il tirait sur son cigarillos, faisant mine de regarder les collines au Sud. Il en loupait pas une. Penché sur son »petit chaperon rouge » – drôle de lecture pour un mec du plateau – il commençait à bouillonner. Ses regards commençaient à être de moins en moins discrets. On aurait dit un mexicain cherchant un pied-tendre dans la foule. Des yeux de plus en plus frénétiques, des lèvres en crispations répétées.
Et puis c’est sortis.
« – Gilouuuuuuu !
Merde Gilou. Tu fais chier avec tes histoires d’Eden. L’Ouest, c’est surtout le western vitaliste ! L’Ouest c’est l’endroit où on s’exagérait. D’ailleurs, l’Ouest, c’est encore possible, suffit de s’exagérer, s’exagérer hors normes.
– Du calme Steph’. Expliques.
– Ben… Si tu veux, quand l’homme de l’Ouest se retrouve, là, comme ça avec tout ce possible, bon, ben il se rabat sur ce qu’il connaît. Enfin, ce qui le rassure, là où il connaît. Et puis quand ça tourne mal, que la belle qu’il avait repérée, se casse avec un goujat ou que son fils choisit le camps des barbelés ou même quand il gagne souvent au poker, ben plutôt que d’imaginer autre chose, il se caricature, il s’exagère, il prend racine dans une représentation de lui-même et se déploie en une excroissance, une excroissance de salaud, de patriarche ou de rêveur, qu’importe, il se confirme. Il se confirme tellement qu’il subjugue le raisonnable, il va trop loin. Il devient extrêmement … heu … amoureux par exemple ou je sais pas … mystique ou même violent. Ça en devient dangereux, pour un peu, il basculerait, il deviendrait fou. Il va chatouiller la crête. Pis pas seulement celle de l’Iroquois, il va chatouiller la crête de l’intensité, là où ça se passe. Là où c’est dangereux. C’est son Ouest à lui.
C’est … ses Rocheuses
– C’est ce qui fait qu’on le trouve con ? Osais-je
– Nan, c’est ce qui fait qu’il est traversé par la vitalité !
– Putain j’aurai pu l’écrire ! Dit Gilou, putain c’est beau. »
Bon je les ai laissé à leurs divagations crétines et j’ai poursuivis mon sentier vers les hauts plateaux où, pas très loin, un peu sur la gauche, une espèce de Professeur Choron m’a dit « La fumée de nos usines nous rends tous tuberculeux, on s’en fout, on est tous des carnavaleux ! »
Lecteur, encore aujourd’hui, j’essaye de tirer des fils entre tout ça. Des fois, je pense y arriver, vrai. À certains moments, ça apparaît. Puis revoyant ces dunkerquois, je me dis, non. Non, c’est vraiment trop le Nord. On peut pas comparer…
Lecteur, je suis tourmenté.
Sur lieutenant riflette
* Gilou représente ici l’agencement d’énonciation collectif : Guattari, Deleuze, début des années 70, écriture contre à deux… Et surtout la rencontre de tout ça. Dans un verbiage compliqué vu d’ici, la plupart de ces idées sont développées dans »l’anti-oedipe » et »Mille plateaux », ouvrages où le magma de la pensée s’exagère sous forme de littérature vacillante à la crête de la compréhension.