Trois Euros Vingt

Ce matin, j’avais un peu les glandes. Une espèce de goût amer dans la bouche. Vrai, je lui ai simplement dit que c’était limité à 130. j’ai bien vu qu’après, c’était plus le même. Phrases courtes, propos définitifs, musique plus forte, pas moyens de rattraper le coup. Et ben ça n’a pas loupé : « bon » qui m’a mis, cette enflure. Et puis un « sympa mais un peu pointilleux », bien faux-cul. Merci, je tombe à 4,2 du côté de la note et tous les conducteurs cool vont bien le voir ce « pointilleux ». Va trouver des plans pas chers avec ça. En plus, moi, comme un couillon, je lui avais mis un « excellent ». Réglo, quoi.

 

Démontage-LaurieFabulous 2Bon, je vais aller me payer un caf’ chez Gisèle. Super Gisèle, avec son vélo-cantine et parasol, 1,20 le café commerce équitable. Toujours la bonne ambiance. Dommage qu’on ne puisse pas la noter celle-là, enfin pas sur ce biz’. Tiens, d’ailleurs, faudrait que je lui demande son pseudo. Non, comme ça, on sait jamais. Elle offre peut-être d’autres services. Hé, hé, faut rester à l’affût !
C’est vrai que maintenant c’est ça. Si tu veux avoir une vie normale, ben faut proposer des services. C’est pas avec le revenu minimum universel qu’ils ont généralisé l’année dernière, que tu peux vraiment vivre, vu qu’ils ont supprimé toutes les autres aides et subventions. Donc, tu vends des services. Faut juste avoir des idées, être disponible, pis tu monétises, tu prends un petit billet par-ci par-là. Tiens hier, par exemple, avant mon blablacar, j’ai descendu le sac de course d’une vioc’, trois euros vingt. Ben ouais, mais si tu fais ça toute la journée, t’as fait tes cinquante boules.
C’est qu’il faut se réveiller, quoi. Il n’y a pas que les applis sur ton smartphone, le biz’ est là, autour de toi. Les gens ont changé, ils comprennent maintenant. Ils comprennent et puis ils pratiquent. Pareil. Tiens, regarde, l’autre fois je faisais la queue au cinoche, pis vu le monde et la taille de la salle, ben j’avais peu de chance de rentrer. Bon, ben il y a un type qui vendait sa place dans la file. Cinq euros… un peu cher mais le film, je l’ai vu.

C’est que les temps ont changé, c’est tout. D’ailleurs, objectivement, on se rend beaucoup plus service aujourd’hui. Dès que quelqu’un a besoin de quelque chose, il y a du monde pour proposer. Tu veux passer deux jours à Lyon, prends ma piaule. T’as besoin de percer deux trous chez toi, prends ma perceuse. Sortir ton chien, avoir du monde à table, à ton spectacle, au musée parce que c’est chiant d’y aller tout seul, J’arrive !

Nan pis c’est bien organisé. Tu peux déclarer en ligne, les virements à l’Urssaf sont automatiques. Ils ont tout simplifié. Je te cache pas qu’une partie c’est de la main à la main, mais bon à chaque fois que je déclare, ça augmente mes remboursements de la sécu, alors, à la fin, tu t’y retrouves.

Démontage-LaurieFabulous 3Alors oui, je sais, tu vas me dire que tout est monnayé, qu’il n’y a plus d’altruisme, que tout le monde est devenu une entreprise individuelle, bla bla bla bla…
N’empêche, c’est moins faux-derche. Avant c’était fausse politesse et stratégie cachée – genre, je te garde tes mômes en espérant que tu arroseras mes plantes pendant les vacances – c’était arrières pensées et chacun sa merde. Aujourd’hui, ta merde, elle m’intéresse ! Et sans mesquinerie, c’est clair, même pas besoin de se tortiller en « s’il vous plaît », « je vous prie de bien vouloir m’excuser », « après vous, s’il en reste », nan, c’est fluide, ça coule dans les tuyaux, quoi, ça transvase entre personnes libres et égales. Parce que c’est quoi le fric ? Un moyen d’assujettir la majorité des gens au profit d’une minorité ? De mettre de la norme et du contrôle partout ? Une arme de chantage pour que tu restes bien dans le rang ? Ben moi j’suis contre. Je préfère l’argent comme moyen simple de se mettre en relation. Comme média, un truc comme ça. On pose ça entre nous deux, pis après on en parle plus, après on peut faire facilement des choses ensemble.
D’ailleurs, ce serait encore mieux si on avait tous une machine à carte, même plus cette monnaie obscène, au contact, là, comme dans les boulangeries. Mais je suis sûr que ça va arriver bientôt. Il y a de la demande. Ils vont le faire, c’est sûr. Même l’argent change de nature, de toute façon. Avant, c’était les banques qui garantissaient nos transactions financières, c’était des sortes de notaires de l’argent, et elles en ont bien profité pour se goinfrer. C’est fini tout ça. Avec les blockchains (les bitcoins, tout ça), c’est tout le monde qui certifie la validité de la transaction. On créé de la valeur, de l’argent, mais sans les banques, on les emmerde.

Démontage-LaurieFabulous 4Bon, aussi, je dois reconnaître que ce système de notes, ben c’est mal foutu. C’est disons éparpillé. Faudrait tout regrouper, tu vois ? Un compte en banque, un numéro d’Urssaf pis un compte « note de satisfaction » ou arriveraient tous les avis.
Tu vises un gars, tu vois sa gueule, SA note, les remarques, tout ça, une copie certifiée sa carte d’identité pour être sûr, pis tu sais à qui tu as affaire. Facile, rapide, simple, transparent.
Tiens, ça me fait penser au temps du salariat. Avant, il fallait des diplômes, parce qu’on ne savait pas ce que valaient les gens, alors tu devais te faire chier à tricher pour gagner tes galons de faux-cul et de faire embaucher par un DRH bien faux-cul aussi, sur la base de toutes les faux-culseries que tu que tu avais glissé dans ton CV. Maintenant, fini les entretiens, plus de patron, juste des interlocuteurs aussi libres que toi et qui ont accès à tout ce que les gens avec qui tu as été en affaires pensent de toi. Transparence. Celui qui déconne est mal embarqué, fini les petits chefs qui font chier tout le monde dans un bouclard avant de changer de crèmerie et de trouver de nouvelles équipes à martyriser, victimes consentantes, pour la protection de leur sacro-saint CDI.
Plus de réunion d’équipe, fini de faire le boulot de la connasse en congés maternité. Tu veux claquer un môme ? Ben t’assumes, pourquoi je paierai pour toi ? Et si j’en veux un j’assumerai aussi, non mais c’est quoi ces conneries.

Bon, c’est sûr, avec les diplômes, il y avait des formations, on prenait le temps de réfléchir, on se transmettait une culture. Il y avait un bout d’épistémologie, de méthode, c’est sûr qu’on ne peut plus faire la différence entre une étude scientifique et un blog de madame Michu, maintenant que tout est individualisé. Et puis on est désormais tous hyper mobiles, malléables, et si on monte des « équipes-projet », comme les malfrats montent une équipe express pour faire un coup, ben il n’y a plus d’intelligence collective, plus de culture commune du travail qui permet de distinguer ce qui est proposé par un groupe ou par un autre.
Mais attacher la culture au diplôme, c’est un moyen de distinction, c’est fonder l’apprentissage sur l’élitisme, le mensonge, la finalité fonctionnelle de la culture. Le diplôme et le salariat étaient les deux geôliers qui gardaient les humains prisonniers dans leur grotte, en agitant les ombres du savoir et de la protection.

 

Démontage-LaurieFabulous 5A vrai dire, j’aime bien ma liberté, j’aime bien être responsable de mes actes. J’aime aussi que personne n’essaie plus de me niquer à faire croire que la protection passe par un État obsolète, ou que mon appartenance à la solidarité collective passe par le contrat que mon patron voudra bien me faire. Je suis content d’être sorti de l’aliénation. Bon, je vois bien qu’on n’a plus trop de codes communs, de culture de groupe. Un bouquin dit que pour faire fonctionner un groupe de mammifères de plus de 150 individus, ils doivent avoir des fictions symboliques communes : des Dieux, des États, de l’argent, des entreprises, n’importe quoi, mais ils doivent pouvoir se reconnaître sans se connaître, avoir confiance au-delà du clan familial. Pour que j’ai un Iphone, il faut que des mineurs ramènent des petits bouts de métal, que des gens croient à l’existence de compagnies pétrolières au point d’y investir et produire du plastique, que les gens croient à la fiction de l’État Chinois et de l’entreprise qui va les fabriquer, qu’ils aient assez confiance pour les charger dans des bateaux et que des millions d’individus croient que Apple existe. En bout de course, tout ce monde ne partage pas les mêmes croyances, mais on croit tous à peu près au même argent. Dans une société parfaitement individuelle, on devient tous vulnérables, il faut bien que ce soit le monde où les récits collectifs fonctionnent encore qui nous apporte notre confort précaire. Le récit partagé, l’unité de mesure commune, c’est l’argent. Normal qu’il devienne omniprésent dans une société qui n’a pas d’autre roman unificateur. Je ne dis pas que c’est bien, je dis que « c’est », tout simplement.

Si d’autres préfèrent le salariat, tant pis pour eux, après tout, moi je suis mieux libre et précaire que protégé et larbin. Bon, je vous laisse, il faut que j’aille retirer 50€, ce soir je suis invité à manger chez un pote.

Propos recueillis par
Surlieutenant Lariflette & Sous-commandant Marco

Photos / Démontage – Laurie Fabulous