Je me rappelle très bien de la première fois où j’ai vu Torticoli en concert. On était en 2011, à la mi-mai, il faisait beau, il faisait chaud et il y avait ce truc à Grrrnd Zero (succursale de Gerland), une soirée organisée par plusieurs assos de légionnaires et dont l’affiche reflétait un éclectisme revendiqué et symptomatique de ce kolkhoze d’activistes : Sport, Forgetters et Silent Front. Un peu ronchon, j’avais décidé d’y aller mais uniquement pour ces derniers. Pourtant ce jour là un nouveau venu s’est à la dernière minute rajouté à l’affiche, un nouveau groupe dont c’était, me semble-t-il, le premier concert. J’ai un instant souri en apprenant son nom, un peu ridicule, avec une faute d’orthographe intentionnelle que j’ai simplement prise pour une coquetterie comme une autre et, malgré mon intégrisme musical avéré, je n’ai pas tout de suite rangé Torticoli dans la catégorie franchouillardise post-alterno. Bien m’en a pris.
Torticoli, donc. J’avais devant moi trois musiciens – deux guitaristes et un batteur –, trois types plus vieux que la moyenne de tous ces branleurs cérébraux qui d’habitude tentent de pisser plus loin que leur courte imagination, estiment que l’effet de manche est une rhétorique musicale viable et s’échinent à faire de la musique instrumentale et donc (attention, je vais écrire un truc un peu dégueulasse) arty. A ma gauche, je pouvais voir un grand steak, déjà entrevu dans un groupe au nom tout aussi improbable (La Fiancée de l’Atome) et avec des longs doigts courant sans cesse le long du manche de sa guitare pour en tirer des flèches mi-acérées, mi-cristallines et mi-dissonantes – oui, je sais que cela fait trois moitiés mais Torticoli est coutumier de faire des comptes ronds avec des nombres impairs. Sur la droite se tenait un nerveux à mèche, écrasant des accords plus noise, plus épais et puisant dans la noirceur suintante d’un blues très urbain. Au centre un batteur grimaçant imposait des mouvements de bras et de chevelure quasi ininterrompus – un bon groupe c’est souvent, avant toutes choses, un bon batteur ou plutôt disons qu’un batteur en deçà peut foutre en l’air l’alchimie électrique d’un groupe qui a pourtant décidé d’en découdre, ce qui présentement était très loin d’être le cas. Je me rappelle encore que, à la fin de ce tout premier concert de Torticoli auquel j’ai jamais assisté, je n’avais qu’une seule envie : revoir le plus rapidement possible ces gars-là.
Cela n’a pas été trop difficile. Lorsque tu habites dans la même ville que les trois membres d’un groupe, Lyon en l’occurrence, tu as de bonnes chances pour les voir jouer en live au moins une fois tous les deux mois, si ce n’est davantage, en première partie de quelques gloires étrangères de passage ou dans certaines caves enfouies sous les bars de la Croix Rousse. Et c’est exactement ce qui s’est passé, Torticoli jouant le plus souvent possible, partout (par exemple en première partie d’Unsane à l’Epicerie Moderne ou avec Uzeda à Grrrnd Zero), grandissant, murissant, brûlant parfois les étapes puis se rattrapant. Et, après une bonne première démo publiée en toute autonomie sur CDr, après quelques expériences parcellaires avec chanteur, après un split partagé avec les socio-killers-névropathes de Chevignon, après quelques tournées et quelques bonnes rasades de concerts, le moment était enfin venu pour le trio de sortir un premier album, chez Bigoût records – label qui vient tout juste de fêter ses dix ans de mariage –, Kervinou records et Ernie Diskale Prod. Le disque en question n’a pas de titre mais on le voit de loin, avec sa pochette éclatante imaginée par le toujours très inspiré Maquillage & Crustacés, une illustration rouge sang sur un fond jaune qui semble n’avoir été choisi que pour brouiller les pistes.
Comme d’habitude superbement enregistré par Christophe Chavanon au studio Kerwax, le premier LP de Torticoli s’écoute d’une traite. Je ne pourrais même pas préciser combien il y a exactement de compositions sur ce disque, puisque tout est enchainé à la suite – mais sans aucun risque d’indigestion –, dans un élan formidable et avec une envie dévorante. Il y a beaucoup de choses dans la musique de Torticoli, énormément même, je veux dire que les riffs, lignes et sons que les deux guitaristes tirent de leurs instruments sont parfois si stupéfiants qu’on imaginerait volontiers ces deux là jouant la tête en bas et les pieds collés au plafond ou plus simplement en train d’essayer de marcher contre les murs. Pourtant, malgré ce foisonnement intense et alambiqué, malgré les cascades de rythmes (oui, j’insiste, n’oublions pas ce batteur), malgré les changements de directions et les coups de frein brutaux, malgré les passages en apesanteur, malgré les piqués en rase-motte, les quelques chandelles, les écarts de conduite et tant de figures acrobatiques ou éclatées que je ne saurais leur donner un nom valable, la musique de Torticoli s’écoule, impétueuse, magistrale, fulgurante, mais au delà de tout, elle s’écoule avec une étonnante fluidité. On pourrait objecter que j’ai trop vu et trop entendu le groupe en concert et que je suis depuis longtemps vacciné contre la rage mais le fait est que la musique de Torticoli est aussi complexe qu’évidente, donc elle est aussi intelligente qu’instinctive.
Adeptes du grand écart aérien comme du blitzkrieg hallucinogène, amoureux des chevauchées fantastiques comme des digressions, amateurs du chaud et du froid, féroces utilisateurs de l’électricité, de la dissonance, des flux magnétiques, de la thermodynamiques et des changements d’état, les trois musiciens rendent autant hommage à Captain Beefheart (au dos de la pochette, on peut découvrir ce bout de titre aux consonances très beefheartiennes : Red Lips ‘N Silk) qu’à Grand Ulena, génial groupe américain à l’existence aussi brève qu’essentielle. Il y a donc du blues dévoyé chez Torticoli, comme il y a du noise-rock et du math-rock mais ces simples étiquettes ne suffisent pas, elles sont trop restrictives, trop normatives, trop banales : tout vole en éclat et tout se reconstruit, dans un même mouvement, dynamique et précis mais aussi libre, ample et généreux. Une dynamique que les lyonnais auront la chance de redécouvrir une nouvelle fois en concert, ce vendredi 13 février à la Triperie, 20 bis rue Imbert-Colomès, dans le premier arrondissement, pour la release party de l’album (en début de soirée le bogoss Gucci Hot – aka Raf Dufour, chanteur de Chevignon, de Cougar Discipline et d’Immortel – se chargera d’humidifier l’atmosphère).
Torticoli – self titled :
Torticoli – split avec Chevignon :