Pour sa troisième rencontre avec des street artistes lyonnais, le Zèbre s’est intéressé à une bande de potes (voire plus si affinité) qui zigzaguent dans la colline de la Croix-Rousse, colle en main, Posca greffé au bras. Trimeurs de l’aube, badauds ou touristes… tout le monde les connait, car même s’ils ne sont pas tous aussi actifs, T.O., RUOMA et Estelle ont, à eux trois, semé plus de poésie dans les rues que le reste des artistes de rue réuni.
T.O.
C’est T.O. le premier qui s’est senti des fourmis lui picoter les mains. C’est aussi le plus volubile de la bande. Il raconte comment le blase de l’époque de ce mioche baigné au graff du 9.3. se retrouve sur les murs de son lycée, de sa ville et des transports en commun. « Au Posca ou à la bombe, on a tout retourné ! Défi, envie de laisser parler le petit con qui est en soi, faire monter l’adrénaline… ». Grand et dégingandé, le môme a grandi. Il a laissé le petit con dans ses starting-blocks, mais a conservé le même besoin d’émotions fortes qui montent au cœur de ceux qui arpentent la nuit. Il a compris que ce qui le poussait vers les murs n’était pas seulement l’envie de faire chier la SNCF ou le proviseur, mais le besoin de laisser sortir des obsessions qui, chez lui, prennent une forme graphique. Il rigole. « Des « Je t’aime », j’en ai mis partout où je passe », comme les cailloux du petit Poucet. Quand je lui demande pourquoi « Je t’aime » ?, il se fait plus grave. « C’était une période sentimentale dure. J’ai commencé par un « Merci », un seul, et puis « Je t’aime ». Le premier, en 2015, dans le métro parisien, en blanc sur une plaque de pub bleu de la ligne 13, et depuis… ». En 2017, T.O. fait ses valises pour la Croix-Rousse où il déboule avec ses « Je t’aime » et ses tribus, composées de petits personnages rassemblés les yeux grands ouverts, qui y deviennent emblématiques. Une signature qu’il « pose en 2-2 sur les murs, au marqueur, parfois à la craie. L’adrénaline est là. Taper en vandale une tribu dans un lieu qui m’inspire ! Je suis passé par là ». Une signature qui a conquis jusqu’au cœur des plus réfractaires à l’art urbain et qui produit souvent des discussions inattendues sur les murs. « Aujourd’hui, mon « Je t’aime » n’est plus adressé à une personne en particulier. Je continue à l’écrire parce que j’ai énormément de mal à le dire, mais les gens se le sont appropriés et je le fais aussi pour ça. Des amoureux se l’envoient en photo et même des jeunes mariés ont pris la pose devant celui qui était à Saint Jean ! ».
ROUMA
T.O., RUOMA l’a rencontré en arrivant à Lyon. Très vite, il l’a rejoint dans ses pérégrinations urbaines. « Ça m’a d’abord intrigué, je l’ai suivi pour comprendre, après ça m’a gagné ! ». Les techniques diffèrent, chez lui pas de Posca sur les murs et sans doute davantage de prudence, mais ses collages rendent compte d’une même obsession du geste parfait et répété à l’infini. Hypnotiques, les lignes que trace sur la feuille la main de RUOMA forment un labyrinthe dont on ne cherche pas l’issue mais qui nous invitent au contraire à demeurer dans « ses formes simples, propres, apaisantes ». Ces lignes esquissent la cartographie d’un monde étrange. Je le sens ému quand il évoque la précision du geste, « c’est comme une méditation, ça me vide l’esprit ». Il pourrait s’agir d’une version personnelle des rues de la ville dans lesquelles il se perd pour se trouver, mais on sent surtout l’influence des arts premiers, influence qui se précise davantage encore dans les masques qu’il colle sur les pentes. Lunaires, ces visages offrent une parenté décalée avec les masques africains. Entre T.O. et RUOMA se lit une vraie complicité, surtout quand l’un finit les phrases de l’autre ! Elle s’exprime pourtant peu dans leur travail ; chacun son chemin artistique, si ce n’est une collaboration qui n’est pas resté très longtemps sur le mur :
ESTELLE
Très discrète, effacée même, Estelle est là, dans l’atelier de T.O., mais elle garde le silence. Elle m’avoue qu’elle a failli ne pas venir. Pourtant, du bout des lèvres, elle raconte comment, un soir, dans un bar de la Croix-Rousse, elle a croqué la trogne d’un gars qu’un pérave de comptoir lui montrait en photo. Deux traits seulement, instinctifs, et un motif qui lui plait. T.O. et RUOMA la poussent un peu. Les choses s’enchaînent. « Je me suis servie de ce dessin pour passer un message, pour dire ce que j’avais à dire, parce que ça correspondait à un moment bien particulier ». Ce dessin évolue, se charge de phrases, de force aussi. Elle suit ses complices, ses partenaires de glisse, profite de ces moments pour faire des dessins à la craie sur les portes de la Croix-Rousse avant de passer aux collages. Je sens que si Estelle est si discrète, c’est qu’elle n’a pas vraiment envie d’être là. « C’était un moment de ma vie… Je ne sais pas si je continuerai… peut-être, mais autrement…».
Nique la police, mais avec des fleurs
Qu’Estelle continue ou non, il restera de ses collages une poésie évidente. Cette poésie est un trait d’union entre eux trois, que celui-ci se lise « Je t’aime » ou AMOUR à l’envers, ou encore qu’il témoigne des élans amoureux d’une personne que le passant ne connait pas. En cela, tous les trois emboîtent le pas à un mouvement commencé avant eux avec Nemo ou Jean-Luc Duez qui incarnent un street art où la poésie tient lieu de message politique. Cela ressort aussi dans leurs collaborations avec d’autres artistes comme In Love, l’Oiseau craie, Zorm, Ghappix, Adelsa… Pour RUOMA, « c’est une façon de réenchanter la rue avec des messages positifs ». De fait, tous les trois partagent une même envie de dire que la rue est à tous et qu’elle peut être un lieu d’expression joyeuse. La rue, mais aussi tout ce qu’elle contient, explique T.O. : « De plus en plus, je signe sur les déchets de la ville, matelas abandonnés, meubles à la rue, détritus… », ce qui leur confère la même étrangeté qu’un urinoir dans un musée. Aucun d’eux ne se sent pourtant artiste, même s’il est clair que beaucoup de ceux qui regardent leur travail le pensent et que leurs obsessions parlent en ce sens. « Je suis un artisan, dit T.O., j’ai un savoir-faire, celui de dessiner, et encore… Au mieux, je suis l’artisan de ce geste artistique ».
On espère que les visages si singuliers d’Estelle reviendront tenir compagnie aux masques de RUOMA et aux petits personnages des tribus de T.O. Ensemble ils forment une horde que la tendresse unie. Que toute cette joyeuse bande nous accompagne encore longtemps dans les rues… et vive le street art.
NB : Outre dans la rue, on peut trouver des œuvres de RUOMA en vente à l’Atelier Morfia, rue des Pierres Plantées
Photos : Graphull