Promeneur immobile # 5

L’origine de la colère

 

J’ai 54 ans, je suis trop petit et raide comme un garde royal. Sans doute ai-je manqué d’amour, celui qui permet d’atteindre une taille moyenne. Mes parents j’ai oublié. Mes compagnes j’ai oublié. Il me reste la rue et la prison comme seuls fléaux intimes connus. Je porte tous les jours le jean et le cuir de mon époque loubard. La zone est loin maintenant, je suis vieux. J’ai atteint l’âge de la rédemption sans doute. J’ai gardé l’assurance agressive de ceux qui ont peur en premier. Et je connais du monde.

Je n’ai plus l’habitude de demander quoi que ce soit depuis que beaucoup ont renoncé à m’aider. Et puis une éducatrice m’a obtenu cet appartement dans un foyer. Au début, j’ai décliné l’offre, j’aimais bien cette idée neuve d’avoir le choix. Se payer le luxe de dire « non merci » quand on a rien. J’ai accepté et je n’ai plus vraiment dit non ensuite. On m’a dit qu’ici je pourrai rester tout le temps qu’il me plairait. De toute manière je n’ai pas d’autre plan. J’ai suivi la dame de l’accueil qui a ouvert la porte de ma dernière demeure. J’ai posé mon sac vers l’entrée et fait le tour des lieux. C’est assez spacieux et modestement meublé, il y a deux grandes fenêtres, un coin cuisine et une vraie salle d’eau. J’ai retrouvé de vieux copains de galère, j’essaye d’être cordial avec les autres. Parfois j’échoue. Ils me rendent dingue ces handicapés sociaux qui sonnent chez moi pour du sel ou pour faire chier. J’essaye d’être compréhensif, parce qu’on me l’a demandé.

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J’ai des anecdotes. Des fois j’aime bien les raconter aux autres, les éducs qui ne branlent rien de la journée. Café Clopes. Ils te filent des barquettes de bouffe et te parlent comme à un gamin qui doit rester tranquille dans la file d’attente. Un jour dans un foyer, le mec derrière moi a sorti ma barquette du micro-onde pour y mettre la sienne. Je lui ai mis une tarte dans la gueule et c’est moi qui ait été viré.

Ici c’est pas pareil, on me fout la paix, j’ai des WC à moi pour pisser. Je fais le ménage tout le temps comme on frotte la crosse d’un fusil. Le truc qui te tient debout quand tu as trop peur de mourir. Se tenir droit dans un monde tordu. Et saisi par la peur de disparaître complètement, je ne sais plus quoi faire d’autre que de me rendre esclave de gestes vides. La répétition qui me conforte dans la certitude de l’instant présent. Je pose mes yeux sur l’écran de télé, en descendant des canettes de 8.6. Je fume des cigarettes. J’adore ça. Le docteur me donne des tranquillisants, pourtant je ne dors pas. Je me couche chaque soir dans un lit comme un bout de viande sur une table d’autopsie. Je ne me laisserai pas prendre par la nuit qui aime disséquer mon inconscient. Je préfère rester congelé. Je suis malin pourtant, je connais ce qu’il faut savoir et je peux parler politique. Mais je n’ai plus d’avis je crois, le monde vit à côté de moi.

01 bar

Je traîne quotidiennement mes semelles jusqu’au PMU où je suis attendu pour poser mes allocations sur le comptoir. Ils rient avec moi ces chacals qui me dégageront à ma première sortie de route d’ivrogne. Souvent je voudrais retourner devant carrefour. Ici c’est pas pareil, on me fout la paix.

Il m’arrive de me pointer aux repas collectifs. Je suis con, j’insulte mes voisins de tables, je me plains de la bouffe et du service, je trépigne sur mon siège. J’ai connu la rue moi. Mais putain, il n’y a pas moyen de se battre dans cette baraque. Non merci, pas de dessert, pas de café. Mais tu vois bien que ce n’est pas de faim qu’on crève, mais de solitude.

SOL

Ce matin de Novembre, j’ai vérifié que tout était en place dans mon appartement avant de faire mes deux tours de clefs habituels. La voisine avait ouvert la fenêtre du couloir pour qu’on respire mieux. On ne respire pas mieux. Je descends l’escalier doucement, j’ai encore mal à la jambe aujourd’hui. J’irai au dispensaire demain. J’écrase mon mégot dans un pot de fleur de l’entrée. Je vais aller parier sur les courses avant de retourner à mon ennui de mec logé. Ici c’est pas pareil, on me fout la paix.

Les pompiers m’ont retrouvé bleu dans la rigole. Comme prévu, mort dans la rue. Je me suis étouffé comme un con avec un morceau de Kebab. Parce que ce n’est pas de faim qu’on crève mais de solitude.

 

(Une histoire vraie, mise en mots par)

Atlantide Merlat