Pour celles de nous campées sur le rivage
debout sur le pont immuable des décisions
cruciales et seules
pour celles de nous qui n’arrivons pas à nous abandonner
au rêve fugace des choix
les amours vestibules, allant, venant
le long des heures entre les aubes
scrutant l’envers le dedans
à la fois l’après et l’avant
à la poursuite d’un présent qui répète
les futurs
comme le pain dans nos bouches d’enfants
dont les rêves ne seraient plus le reflet
de l’agonie des heures
Pour celles d’entre nous
imprimées de terreur
comme une ligne discrète au milieu du front
apprenant l’effroi dans le lait maternel
par cette arme
cette illusion d’une sûreté à trouver
la maladresse nous voulait muettes
nous toutes
cet instant et ce triomphe
nous n’étions pas sensées survivre.
Et lorsque le soleil se lève nous craignons
qu’il ne puisse se maintenir
quand le soleil se couche nous craignons
qu’il ne se relève pas le matin
quand notre ventre est plein nous craignons
l’indigestion
quand notre ventre est vide nous craignons
de ne plus jamais manger
quand nous sommes aimées nous craignons
que l’amour s’évapore
mais seules nous craignons
que l’amour ait fui à jamais
et quand nous parlons nous craignons
que nos mots soient perdus
ou malvenus
mais même silencieuses
nous restons apeurées
alors il vaut mieux parler
et se souvenir
que nous n’étions pas sensées survivre.
[Retrouvez ici toutes nos traductions de la poésie d’Audrey Lorde]