À l’occasion de la parution de son dernier livre aux éditions Textuel
Les Années 30 reviennent et la Gauche est dans le brouillard -, nous nous sommes entretenus publiquement avec Philippe Corcuff ce mardi 30 septembre 2014 à la Coopérative du Zèbre.
Ci-joints quelques larges extraits de cet échange, comme si vous y étiez.
Laurent Zine : Bienvenue à tous dans un monde meilleur et merci à Philippe Corcuff de s’être laissé kidnappé docilement à la sortie de ScienceS Po. Merci également à « Freddy » Marc Uhry qui va m’aider à le cuisiner sur le champ. Et à philosopher excessivement comme à son habitude. Sachant que l’idée directrice de la soirée est de savoir si nous allons continuer (ou pas) à végéter idéologiquement dans le brouillard. Un brouillard définitif en quelque sorte…
(intro) Marc Uhry : Ainsi le « Père Matthieu Ricard », célèbre moine bouddhiste, nous revient aujourd’hui avec un nouveau traité théologique sur « le temps » ; et le temps dans la double acception du terme : le temps qui passe, et le temps qu’il fait. La durée et le climat. Le temps qui passe, tout d’abord. Or justement, dans la philosophie bouddhiste, le temps ne passe pas, il est circulaire ! Et selon le calendrier du Père Ricard, il semblerait que ce soit donc aux « années 30 » de revenir aujourd’hui, comme une réalité inéluctable ; cet « éternel retour » dont Nietzsche, farouche bouddhiste, a largement vanté les mérites. Et ce réel connu, celui du temps qui revient, celui auquel on ne saurait échapper, c’est un réel dans lequel l’individu est projeté avec l’angoisse du retour à la catastrophe. L’individu existe ainsi dans ce réel connu qui revient, avant de pouvoir penser, avant de se classer en catégories d’appartenance. C’est ce qui, selon la philosophie existentialiste, caractérise l’humanité : l’existence précède l’essence, la disposition fondamentale de l’individu étant de s’inventer. Et c’est sans doute une des contestations fortes que le Père Ricard risque de porter à l’essentialisme post-fasciste qui revient, malencontreusement à gauche comme à droite. Ce réel connu qui revient s’oppose à une vision du progrès classique selon la gauche, qui pose le temps comme un axe, tendant vers les lendemains qui chantent. Un horizon nous promettant des jours heureux. Si donc le temps est circulaire, que devient l’hypothèse de la gauche, le rapport à l’horizon ?
Mathieu Ricard semble y répondre immédiatement dans le titre de son livre : face à ce réel connu qui revient et dans lequel on est projeté, « les années 30 reviennent » ; il oppose un oxymore apparent : « la gauche est dans le brouillard ». Or le brouillard, c’est le temps qu’il fait. Mais c’est surtout le mystère, une non matière opaque qui peut se traverser, peut-être le lieu de tous les possibles. Le réel revient, certes, mais il nous est irrémédiablement inconnu. Le réel est excrémentiel, disait Lacan, il est ce qui résiste à l’imaginaire et à la symbolisation. C’est aussi en cela qu’il est le lieu de tous les possibles, de tous les surgissements. Sauf que le père Ricard ne choisit pas le mot « brouillard » au hasard. Le brouillard est certes le lieu des surprises, mais il est angoissant, humide, en putréfaction, secret : tous attributs de la féminité, selon Bourdieu. Mathieu Ricard semble ainsi porter d’emblée une charge contre Judith Butler et cette tendance nouvelle de la gauche qui sous couvert de féminisme et d’anti-racisme, verse dans un essentialisme qui voudraient enfermer les individus à l’intérieur de catégories, « les coincer entre leur naissance et leur destinée » écrivait Deleuze. A côté du temps qui revient, la gauche essentialiste proposerait une homéostase, une image fixe dans laquelle le temps n’existe pas.
La tension ainsi présente dans le titre de ce livre, entre un temps irrémédiablement circulaire et un temps désespérément immobile, laisse peut-être entrevoir une fuite possible, une solution, une recomposition dans un nouveau rapport au temps ?
Philippe Corcuff : (…) Ce que vous avez bien saisi, c’est qu’il y a effectivement deux aspects dans ma démarche. Celle en 1er lieu d’analyser comment ces années 30 reviennent, si ce n’est qu’elles ne reviennent pas complètement, et de façon différente. C’est n’est donc pas tellement l’éternel retour, mais l’idée qu’il existe de réelles analogies entre les années ’30 et la période actuelle. Pour arriver dans un 2e temps à la gauche, à son idéologie, et au flou « artistique » qui l’entoure depuis trop longtemps. Mais ce flou est aussi le nôtre et celui de beaucoup de gens en ce moment. Quant au lien entre les deux : il se trouve justement que durant les années ’30, il y a eu une invraisemblable période de flottement idéologique, de brouillard, de flou et de mélange des catégories et des objectifs. Un flou dans lequel s’est engouffrée toute une ribambelle de pseudo leaders d’opinion, qualifiés à l’époque de « non-conformistes ». Un terme à prendre avec des pincettes et certainement pas de façon positive, puisque nombre d’entre eux, tout en grappillant certaines idées au communisme et au fascisme, ont ensuite largement contribué à alimenter le pétainisme. Dans le brouillard idéologique actuel, il y a ainsi certaines similitudes avec les mécanismes de « pensée » et de mélange des genres, qui peuvent dangereusement nous remémorer les années ’30. Entendu que je développe (et précise) tout cela dans le livre.
(intro) Laurent Zine : À quelques kilomètres de l’approche philosophique de Marc qui nous a fait beaucoup sourire, je vais de mon coté m’en tenir au texte et donc à ce livre, dont le titre est à mon sens suffisamment explicite. Un livre qui parle de l’air du temps, dans ce qu’il a de plus étouffant, et qui va nous servir de point d’ancrage pour cet entretien durant lequel vous avez la possibilité d’intervenir. Mais pour se faire, il me semble important de vous délivrer un résumé succinct du bouquin pour éventuellement vous fournir matière à débattre.
Ainsi Philippe Corcuff repère tout d’abord dans ce « livre politique aux tonalités pamphlétaires » certaines analogies, notamment en termes d’humeur idéologique (cf. Bourdieu), entre les années ’30 et le présent. Ce qui a priori, n’est pas forcément bon signe… Il décrypte également le discours actuel ambiant « néo-conservateur » à tendances xénophobe, sexiste, nationaliste, homophobe… voire islamophobe et/ou antisémite ; le discours de certains manipulateurs de l’air du temps tels Éric Zemmour et Alain Soral. Et en l’espèce, ce n’est sûrement pas la meilleure façon de se faire de nouveaux amis. Il analyse ensuite comment ces deux-là se positionnent en rebelles, donneurs de leçons et porte-parole soi-disant légitimes du « vrai peuple » français – un peuple forcément « national » – pêle-mêle face au système, aux médias, à la mondialisation etc. ; et comment ils entretiennent finalement avec d’autres autoproclamés leaders d’opinion, une espèce de tyrannie du Politiquement incorrect. Et du sociologiquement inexact. Le Politiquement incorrect dont beaucoup de nos contemporains seraient aujourd’hui les fashion victimes plus ou moins consentantes…
Il démontre dans la foulée que certains penseurs et hommes politiques (de gauche comme de droite) surfent sur cette nouvelle forme décomplexée de communication politique, en essayant par exemple de se réapproprier une certaine idée de la nation, pour le moins essentialiste… Il nous rappelle enfin que ce climat idéologiquement délétère n’a pas engendré le FN mais lui déroule néanmoins un tapis rouge préélectoral. Le FN matérialisant selon lui aujourd’hui un risque « Postfasciste » à la dynamique avérée. Et que face à ce phénomène, l’heure n’est sûrement plus à la contemplation passive, plutôt à la recherche d’alternatives, tant dans le discours que dans l’action politique.
Voilà… c’est vraiment un résumé, mais ça vous donne une idée. En imaginant d’emblée que cet essai est le résultat d’un long cheminement d’observation et d’analyse ? Éclairez-nous un peu sur les motivations, et peut-être le sentiment d’urgence, qui vous ont mené à son écriture ?
Philippe Corcuff : Je crois que durant ces 10 dernières années, dans le sillage des conflits sociaux et des grèves de 1995, je me suis surtout intéressé aux potentialités émancipatrices. À travers la renaissance de formes de mouvements sociaux, alternatifs, alter- mondialistes, anti-capitalistes dans lesquels j’étais et/ou je suis impliqué ; et c’est la première fois que je fais quelque chose sur le côté obscur de la force, car il m’a effectivement semblé qu’il y avait urgence à décrypter le phénomène.
J’ai ainsi découvert un peu sur le tard, par exemple via l’écho que ça pouvait avoir chez les étudiants, un sorte de stabilisation d’un discours néo-conservateur xénophobe, d’abord dans cet espace semi-public qu’est internet, et notamment à travers les envolées de Soral ; puis au sein de médias généralistes avec Zemmour, qui fréquentait et fréquente les émissions de Ruquier (radiophoniques ou télévisées), le Figaro ou i-Télé etc. Zemmour, la figure typique de l’anti-establishment qui se trouve au cœur même de l’establishment ! Et qui va bientôt faire paraître un livre sur le « suicide français », dont j’ai pu lire quelques bonnes feuilles dans le Figaro Magasine… Hé bien figurez-vous qu’il considère que le début de la fin, c.-à-d. l’origine du « suicide français », c’est « l’association » qu’il y aurait eu à une époque entre Les Valseuses (film de Bertrand Blier) et l’œuvre de Michel Foucault… En gros, le suicide français, c’est un peu la faute à Depardieu.
Mais la tambouille idéologique des Zemmour et Soral (& co) ne s’arrête malheureusement pas là. Je m’en suis néanmoins aperçu tardivement, et simplement parce que dans le milieu universitaire on s’intéresse peu à ce genre d’écrits plutôt médiocres et incohérents. C’est une erreur, déjà parce que beaucoup de gens les considèrent comme des intellectuels et ensuite, parce que l’humeur idéologique ne se fabrique justement pas qu’avec des gens rigoureux. Plutôt avec des personnes qui se qualifient elles-mêmes de « non-conformistes » et « d’anti-système »… J’ai donc commencé à m’intéresser de près à ces loustics durant un an, donné ensuite des cours sur le sujet à l’Unipop de Lyon en février dernier, puis prolongé l’analyse avec ce livre. Et j’ai ainsi découvert à mon grand regret que ces tenants d’une pensée très conservatrice, xénophobe et nationaliste, sont en train de piquer une bonne partie de vocabulaire à des postures de la gauche dite radicale et anti-néolibérale, et sont en train de faire un hold-up sur la critique sociale et la critique du capitalisme, en intégrant toutes sortes de notions réarrangées : les notions de peuple, nation, démocratie, libertés etc. – a priori des notions phares en terme de critique et d’ émancipation – sont ainsi transformées, récupérées et accommodées dans le sens d’une pensée néo conservatrice, sexiste, xénophobe et homophobe.
J’ai pris Zemmour et Soral simplement parce qu’ils sont actuellement à la pointe de ce mouvement et qu’ils disent quasiment la même chose, si ce n’est que leur xénophobie est différente : Soral est antisémite alors que Zemmour est plutôt négrophobe et islamophobe.
Il n’en demeure pas moins que grâce au prisme du non-conformisme et du « politiquement incorrect » qui sous-entend que l’on est forcément contre les tabous, les préjugés etc., une pensée très conservatrice s’est progressivement accaparé la place de la pensée critique, et fonctionne comme une vraie tyrannie au sein de médias que pourtant elle diabolise… Et lorsque l’on analyse la progression du FN, il est évident qu’il bénéficie de ce terreau « culturel et intellectuel ». Ainsi, ce n’est pas étonnant que pour beaucoup aujourd’hui, le FN n’est pas simplement la force politiquement montante, c’est aussi la force politique qui apparaît la plus critique, la plus rebelle, et la plus anti- système !
Nous en sommes même arrivés à un point où la « gauche historique » est complètement en train de se faire piller ce qui est le cœur de sa démarche critique et des ses idéaux… Et ce d’autant que ces « nouveaux rebelles » puisent leurs pseudo- concepts autant à droite qu’à gauche pour bricoler une vraie humeur idéologique conservatrice. Il m’a donc semblé urgent de décrire le phénomène, de décrypter ces va-et-vient idéologiques entre gauche, droite, extrême droite et extrême gauche ; des va-et-vient déjà à la mode « non-conformiste » dans les années 30 avec le résultat que l’on sait…
Laurent Zine : Ainsi évoquez-vous un « formidable confusionnisme » idéologique, adoubé par la « recherche aveugle de responsabilités au malaise général »… Quels sont les ingrédients et les mécanismes de ce bricolage intellectuel généralisé et généralisant, qui constituent selon vous un terreau idéologique pour ce que vous appelez le « post fascisme » ?
Philippe Corcuff : En étudiant certains écrits et discours des bricoleurs susnommés, on s’aperçoit que certains thèmes reviennent de façon récurrente et notamment concernant les « Bobos », dont je me moquais moi-même il y a dix ans ; alors même que cette notion importée des USA, n’est pas vraiment sociologique et englobe désormais des groupes de personnes totalement différents. Il n’empêche qu’opposer les Bobos au « vrai peuple » et le sociétal au social, sont des thématiques qui constituent aujourd’hui l’architecture de la pensée néo-conservatrice et xénophobe. L’idée est que cette catégorie devenue extrêmement large que sont les Bobos, fait alliance avec les gens issus de l’immigration, les sans papiers etc. pour martyriser le vrai peuple, lui considéré comme homogène, c’est-à-dire blanc, français « de souche », catholique voire homophobe etc. Un vrai peuple constamment inquiété par les assauts du multiculturalisme. Et cette simplification à l’extrême en catégories soi-disant homogènes, va même plus loin que ça, puisque certains n’hésitent pas à affirmer (avec succès en terme d’audience) que les sbires du multiculturalisme qui asphyxieraient la France depuis mai’68 (cf. le sociétal !), sont les 40% qui habitent les centres-villes et les banlieues, tout en méprisant le vrai peuple « national » qui lui habite le périurbain et les campagnes… Et le bât blesse vraiment lorsqu’un sociologue – mais je crois qu’il est plutôt géographe… – qui se dit « de gauche » reprend à son compte cette classification dans les pages de Libération. Ce type de pensée conservatrice et très dangereuse quant à ses possibles effets, passe ainsi aujourd’hui par la gauche… Manifestement vraiment dans le brouillard.
À partir de choses qui nous paraissaient complètement anodines il y a 10ans, des systèmes de pensées se sont donc progressivement mis en place, telle une humeur idéologique, au point de définir ce que serait « l’expression commune » du moment et de paralyser tous les tenants d’une véritable critique sociale. Ainsi, en suivant cette logique, et même si c’est absurde, une jeune institutrice gagnant moins de 1500 € par mois qui va défendre des enfants sans papiers, n’est en fait qu’une Bobo privilégiée qui stigmatise le vrai peuple…
Laurent Zine : si l’on vous suit, il semblerait qu’une immense conspiration Bobo complote dans l’ombre avec la bénédiction des médias, face aux 60% de la population représentant le peuple français ?
Philippe Corcuff : Oui et dans le fond, ce qui revient fréquemment chez ces « penseurs » de droite comme de gauche, c’est la théorie du complot. Une façon d’expliquer l’histoire par le biais de manipulations forcément cachées. Et qui intriguent beaucoup de monde. Chez Zemmour par exemple, les bobos de gauche sont alliés avec les immigrés, les musulmans, les noirs et les femmes blondes (!) contre le vrai peuple. Ainsi les femmes blondes ne rêvent que de baiser avec des noirs et musulmans, ce qui fait que les « petits blancs » comme dit Zemmour, n’ont plus de partenaires sexuels. C’est quand même ce qu’il a expliqué dans une tribune du Figaro, un journal a priori sérieux… Quant à Soral, son complot lui remonte la nuit des temps puisqu’il s’agit de l’alliance cachée entre les francs-maçons et les juifs, contre laquelle il entend réunir catholiques intégristes et « musulmans patriotes ». Alors même qu’il dénonce depuis toujours ce qu’il appelle (à l’instar du FN) « l’immigrationisme », en particulier à travers le regroupement familial des années 70-80 qui aurait mis à mal la pureté du peuple français. Mais sa vision du complot juif est également très internationale puisqu’il explique nombre de faits historiques par ce biais. Par exemple l’assassinat de Kennedy : les juifs l’auraient tué parce qu’il allait rompre avec Israël. Mais aussi mai’68 : les juifs auraient envoyé Cohn-Bendit pour faire tomber De Gaulle qui lui aussi allait rompre avec Israël… Et la liste ne s’arrête pas là : la grippe H1N1, le dérèglement climatique… tout est matière à complot.
Le conspirationnisme est ainsi un élément très important de cette pensée néo-conservatrice parce qu’il lui procure les apparences de la critique. Une critique qui met de coté l’analyse, en terme de classes ou structures sociales, de rapports coloniaux etc.
Marc Uhry : J’entends bien comment la conspiration est la limite stérile de l’avancée d’extrême droite, mais je trouve qu’il y a une limite stérile à l’avancée de la gauche, caractérisée par la peur du monde globalisé et la sempiternelle peur d’un danger fasciste, cette figure du mal qui revient sans cesse… La conscience de ce danger constitue-t-elle la seule façon de se positionner à gauche ? Doit-on constamment être dans l’infamie avec l’adversaire ? Et au-delà des analogies, quelles sont les différences entre la période actuelle et les années ’30 ?
Philippe Corcuff : Les analogies englobent justement des similitudes et des différences… Des similitudes tout d’abord au regard du contexte de brouillage idéologique et concernant ceux que Bourdieu appelait les « révolutionnaires conservateurs » qui usent et abusent de la xénophobie et du nationalisme. Mais nous en avons déjà suffisamment parlé. Et donc des différences, à commencer par la situation géopolitique internationale beaucoup moins tendue (quoique…) et surtout des différences dans le ton des discours, puisqu’il existe aujourd’hui des lois beaucoup plus sévères avec ceux qui prônent l’antisémitisme ou la haine raciale etc. Actuellement, le discours est nettement plus « soft ». Qui plus est, associé à la société du spectacle et à la « rebellitude ». Nous sommes face à des guignols, certes dangereux dans l’impact, mais il ne s’agit pas de fascistes ou de nazis parés pour prendre le pouvoir comme dans les années ’30. C’est une version édulcorée du danger et c’est aussi pourquoi je parle de néo-conservateurs et de post-fascisme concernant le FN. Je n’imagine pas celui-ci arrivant au pouvoir avec une partie de la droite décomplexée et ouvrir des camps de concentration. En revanche il y aurait certainement une plus grande xénophobie d’état, ainsi que nombres de décisions très conservatrices concernant la famille, l’Europe etc.
Il faut donc au contraire mettre un peu de côté le folklore anti-fasciste et anti-nazi… et essayer de reconstruire une critique sociale solide et élargie. D’autant que des facteurs aggravants existent aussi dans la comparaison avec les années ’30. Avec en tout premier lieu, le fait qu’à l’époque, la gauche était très solide – la gauche tant socialiste que communiste ou syndicale – alors qu’aujourd’hui, elle est en miettes… Nous assistons ainsi à une incroyable dégradation de la pensée dans l’espace public (ou BHLisation, c’est au choix…) avec personne en face pour la contrer ! Et en l’espèce, notre responsabilité est engagée. C’est aussi pourquoi j’avais écris un article baptisé « le FN c’est aussi notre échec ». La fausse critique des Soral, Zemmour & co se nourrit de nationalisme et de xénophobie, tout en s’appuyant sur des faits historiques erronés et des arguments folkloriques. Il n’en demeure pas moins qu’elle s’est incroyablement développée, d’une part via la dégradation de la pensée dont elle est héritière, et d’autre part, du fait de l’abandon progressif à gauche depuis les années ’80, d’une véritable critique sociale émancipatrice… Il y a un donc un besoin urgent à gauche, de reconstruire des programmes, des politiques publiques, des projets et des organisations etc. véritablement de gauche (!), au sens émancipateur du terme. Il y a donc effectivement autre chose à faire que de 1. diaboliser en permanence le FN ou de 2. essayer d’être plus conservateurs que les conservateurs eux-mêmes…
Laurent Zine : On a bien compris que la gauche était en miettes, mais pourquoi et depuis quand précisément ? Novembre ’89 ?
Philippe Corcuff : Il y a des temps longs et des temps courts quant à cette « dégringolade »… Long si l’on considère que la gauche n’a sans doute jamais complètement digéré l’échec du stalinisme et de la société égalitaire de type soviétique. Et cela nous emmène en effet directement aux contrecoups de la chute du mur de Berlin, dès lors qu’aucun projet alternatif n’a véritablement été reformulé quant à cet idéal qui a marqué la gauche depuis 1917… Cette dernière ayant ainsi progressivement perdu (sans les remplacer) ses repères idéologiques globalisants. Et puis des temps courts, si l’on se focalise sur les tournants libéraux des sociales démocraties en Europe, et notamment en France à partir de 1983. On parle en l’espèce de gauches de gouvernement qui certes, ne sont plus anticapitalistes et radicales depuis longtemps, mais qui ne sont plus trop « sociales » non plus, dès lors qu’elles vont remettre en cause les compromis sociaux (sécu, retraites etc.) qui avait été institués pour améliorer le sort des salariés depuis ’36 ou ’45, justement dans le cadre du capitalisme. Une destruction progressive de l’État social, qui va entraîner le détachement des milieux populaires de cette gauche désormais libérale.
Quant à la gauche dite radicale, certes il y a eu une certaine renaissance de la critique sociale suite aux mouvements sociaux de ’95, mais force est de constater que cette gauche patine depuis 20 ans, en particulier lors des élections, et se perd dans les rivalités et les conflits de personnes ; tout en entretenant une pensée critique pour le moins convenue, une vision très institutionnelle de la fonction politique, et une incapacité à réinventer ce que peut être la gauche quant à sa fonction émancipatrice. Disons que l’on a simplement affaire à des professionnels de la politique qui continuent de faire ce qu’ils ont toujours fait. Et c’est aussi sur le terreau de décomposition des différentes gauches, que s’ouvre un boulevard électoral pour le FN. Quand bien même la dimension de l’abstention – notamment des classes populaires – dans le succès de l’extrême droite, est plus importante qu’on le croit.
Marc Uhry : J’insiste un peu sur cette histoire de la gauche qui s’inscrit dans le temps de part sa culture politique ; de son incapacité nouvelle à se référer à des points d’origines et à des horizons : n’y a-t-il pas un lien avec le fait que désormais l’action politique ne s’inscrit plus que dans l’immédiateté, comme vous l’avez vous-même souligné dernièrement ?
Philippe Corcuff : C’est vrai que c’est ce que j’ai appelé, à la suite d’un historien qui s’appelle François Hartog, le « présentisme » ; c’est à dire cette tendance actuelle de zapper continuellement dans une sorte de présent perpétuel, qui n’a pas de point d’appui dans le passé ni de point d’appui dans l’avenir. La politique devenant alors effectivement une marionnette de l’immédiateté. Et la plupart des forces politiques dites classiques sont sur ce mode. Il n’en demeure pas moins que les réactions face à ce phénomène provenant de la gauche radicale et de l’extrême droite peuvent sembler similaires, dès lors qu’elles mettent en avant le « c’était mieux avant »…
Face au présentisme mais aussi face à la crise du progrès en tant qu’idéal de gauche, c’est à dire dès lors qu’il n’y aurait pas de perspectives d’avenir face aux dégâts du capitalisme et de la mondialisation ; l’idée c’est de revenir à un temps idyllique antérieur. Revenir au franc ou à la famille (etc.) concernant l’extrême droite. Et pour la gauche, abandonner en chemin les préceptes de l’Internationale selon laquelle : « du passé faisons table rase… »
Laurent Zine : Si je schématise : la gauche n’arrive pas à se réinventer et les chercheurs en sciences sociales n’arrivent pas à se réapproprier efficacement la sphère du débat politique et de la critique sociale. Face à eux, une bande de guignols bricoleurs qui ont néanmoins un impact certain (!), notamment chez tous les déçus de la gauche au pouvoir… Et dans ce contexte de brouillage idéologique généralisé, il semblerait que la seule réponse que l’on trouve, à gauche comme à droite, serait de se réapproprier cette idée de « nation » essentialiste, a priori auparavant abandonnée au FN ; en se positionnant de plus en plus face à l’Europe vécue comme technocratique, face à la mondialisation néo libérale vécue comme écrasante et bien sur face à l’étranger, cible dépositaire de toutes les peurs et de toutes les doléances à travers les siècles…
Philippe Corcuff : Il y a effectivement des gens de gauche qui mettent aujourd’hui en avant cette conception de la nation mais qui restent à mes yeux des républicains. Je les taxe ainsi d’imprudents mais ne les mets pas dans le même sac que les néo-conservateurs xénophobes !
Il n’empêche que dans un contexte où le repli sur l’idée de nation apparaît comme une solution face à tout ce qui est mondial ou européen, et qui représente le mal ; tenir ce genre de discours revient aussi à légitimer le nationalisme dans ce qu’il a de plus détestable.
Attention, mon problème n’est pas de dire oui ou non à l’Europe de Maastricht et/ou de rester ou pas dans la zone Euro. Et il y a de quoi débattre sur le sujet… Mon problème concerne tous ceux qui focalisent sur l’échelon national pour soi-disant régler tous les problèmes, tout en se permettant des dérapages chauvins voire plus ou moins racistes ; alors que je reste persuadé qu’un horizon mondial d’émancipation est toujours possible voire souhaitable. En s’appuyant et en coopérant autant au niveau local, qu’au niveau national puis international. Des échelons de coopération qu’il s’agit aujourd’hui de repenser et reprogrammer.
Laurent Zine : Et c’est déjà demain… Si l’on essaye un peu de dépasser cette morosité ambiante de « retour au national » obligatoire, et ces fantasmes de dangerosité concernant l’étranger et le monde en général, entretenus par nombre de médias peu scrupuleux ; il semblerait que dans « la vraie vie », en partant d’ici à la Coopérative du Zèbre où nous nous trouvons jusqu’à certaines fenêtres ouvertes sur le monde on line, beaucoup de gens ordinaires, de structures associatives ou d’organisations non gouvernementales (etc.), ont d’ores et déjà réinventé des alternatives de fonctionnement, de participation, d’autogestion, d’exercice du pouvoir ou de coopération à tous les échelons…
Philippe Corcuff : Il existe effectivement ici ou là des expériences alternatives qui permettent de tisser des liens entre le local, le national et l’international. De la même façon qu’il existe toujours des aspirations individuelles et collectives d’émancipation à tous les niveaux ! Le problème est à mon sens qu’elles ne sont plus portées dans l’espace public ou médiatique, par un personnel politique souvent seulement intéressé par sa réélection et par l’humeur idéologique du moment. Les professionnels de la communication politique développent ainsi la thèse de la droitisation d’une société de plus en plus conservatrice. Je crois que c’est surtout le champ politique qui a connu une droitisation, avec sa boussole qu’est aujourd’hui le Front National. Alors que dans la société, c’est beaucoup plus complexe et contradictoire que cela… Par exemple dans les classes populaires souvent montrées du doigt, et dans lesquelles, pourtant, bon nombre de personnes pratiquent le bilinguisme et ont des liens en Europe et à l’international. On oublie un peu vite que la France s’est également construite avec plusieurs vagues d’immigration. Il y a certes et de façon indéniable des éléments conservateurs et/ou des formes de racisme dans la société française, mais la résumer à cela est erroné, sociologiquement parlant, et un mauvais calcul à moyen terme, politiquement parlant.
La droitisation du discours dans l’espace public n’est donc pas forcément synonyme de droitisation de la société française, dans laquelle se perpétuent de fortes potentialités critiques et expériences émancipatrices. Tout le problème consiste à faire remonter tout ça dans la sphère du politique et dans l’espace public, alors que le courant ne passe visiblement plus. La solution viendra peut-être de l’auto organisation et de l’auto émancipation des citoyens ? Que les gens soient ainsi actifs dans leur propre émancipation, sans passer pour cela par des professionnels de la politique. Comme c’est le cas depuis des lustres. Il faut éventuellement commencer par arrêter de penser que l’état pourra régler tous nos problèmes. De plus en plus de personnes sont persuadés qu’il n’y a plus rien à faire parce que l’on a changé d’époque. Le problème est peut-être beaucoup plus en nous qu’on ne le croit. Il y a ainsi énormément de travail à faire sur soi. Et c’est déjà un bon début avant de penser à changer quoi que ce soit.
Les dessins de Charb sont extraits des Chroniques Phil Noir http://www.lezebre.info/-phil-noir-.html