phil-noir-8 1« Quand j’ai finalement rattrapé Abraham Trahearne il était en train de boire des bières avec un bouledogue alcoolique nommé Fireball Roberts dans une taverne mal en point juste à la sortie de Sonoma, en Californie du Nord ; en train de vider le cœur d’une superbe journée de printemps. Trahearne en était à près de trois semaines de foire et de balade, et avec ses fringues kaki toutes fripées, le grand homme ressemblait à un vieux soldat au bout d’une longue campagne qui essaierait de faire durer ses bières pour faire passer le goût de mort qu’il avait dans la bouche. » James Crumley, Le dernier baiser (The Last Good Kiss), 1978.

Ainsi débute Le dernier baiser, le grand roman noir de James Crumley, dont la traduction particulièrement déjantée de Philippe Garnier vient d’être rééditée (Gallimard, collection « Folio policier »), après plusieurs années d’indisponibilité, pour le plus grand bonheur des lecteurs qui étaient jusqu’à présent passés à côté. En deux phrases le décor existentiel du polar est planté. Des rades improbables, où le sens de la vie se rumine infiniment à côté de chiens buveurs de bière. La noirceur des interrogations sur sa pitoyable vie en plein cœur du printemps, les senteurs de l’utopie n’étant jamais loin des poubelles du tragique. La difficulté à assumer sa finitude d’humain, c’est-à-dire son caractère mortel. Le besoin d’oublier dans le ressassement de l’inéluctable. Les trucs qu’on se racontent, verre après verre, pour chasser de son esprit ce que notre philosophie éthylique de comptoir finit, quand même, par mettre au centre : le sentiment du dérisoire d’un truc (notre vie, ma vie…) qui va nécessairement finir, sans avoir pu maîtriser grand-chose dans un monde trop vaste. Quand la bière menace de déborder, que les portes glauques d’un énième chiotte nous portent provisoirement secours et qu’on se prend pour France Gall : « Trop grand pour moi, trop grand pour moi… ».

Sughrue, le détective de Crumley, se raconte moins d’histoires que l’écrivain Trahearne qu’il est chargé initialement de retrouver. C’est peut-être pour cela qu’il apparaît, même s’il est perclus de faiblesses, moins lâche, moins ignoble, au final, que l’homme de plume accroc à la bouteille. Le philosophe communiste Louis Althusser expliquait dans son autobiographie (L’avenir dure longtemps, éditions Stock/IMEC, 1992), quelque années après avoir étranglé sa femme Hélène (« Aïe, tu sers ! »…), que l’objectif du vrai matérialiste était de « ne plus se raconter d’histoires ». Le dernier baiser apparaît justement comme une enquête désenchantée sur la décomposition des rêves hippies et gauchistes des années 1960-1970 aux États-Unis. Mais la lucidité de Sughrue-Crumley n’a rien de la prétendue Lucidité définitive du philosophe arrogant qui croit nous regarder de haut, à travers son microscope, pour oublier de simplement percevoir dans la glace ses propres médiocrités ordinaires.

phil-noir-8 1Parmi ces philosophes à la vue brouillée par la croyance en la pleine lucidité de leur pensée, beaucoup s’autorisent d’un des philosophes importants du XXe siècle, Martin Heidegger (1889-1976). Or Pierre Bourdieu rappelait à propos du refus de Heidegger de s’expliquer sérieusement sur son engagement nazi : « le faire vraiment, c’eût été (s’)avouer que la pensée « essentielle » n’avait jamais pensé l’essentiel », et en particulier « l’aveuglement extrême que seule peut susciter l’illusion de la toute-puissance de la pensée » (L’ontologie politique de Martin Heidegger, Minuit, 1988).

Sughrue-Crumley ne patauge pas dans ce type de grandiloquence dérisoire. Il fait corps avec les fragilités, les rêves et les désillusions de son époque, il n’est pas au-dessus ou ailleurs, sa lucidité se situe à l’intérieur des sinuosités historiques des collectivités humaines. « Des fois j’arrive plus à savoir si c’est moi qui débloque ou si c’est le monde qu’est devenu une fosse sceptique », lance Sughrue. « Le deux. Mais votre plus gros problème c’est que vous être un moraliste », lui répond Trahearne. Un moraliste de l’intérieur, engagé jusqu’au cou dans la merde du monde, pas un donneur de leçons extérieur. Non pas une morale qui vient du Ciel, mais des repères éthiques nés dans l’immanence de nos vies, fonctionnant cependant comme des panneaux indicateurs posés un peu au-dessus de nos têtes.

C’est de l’intérieur de la décomposition soixante-huitarde que Sughrue-Crumley peint le tableau. Dans un recueil de nouvelles, Crumley résume d’une phrase : « « Drogue, Sexe et Rock’n’Roll » n’est plus le cri de la liberté, mais un slogan commercial de plus » (Putes, Rivages/noir). Le capitalisme tente de tout attraper dans sa machine à marchandiser, même ses critiques et ses contestataires. Cela n’empêche pas de le combattre, car il n’y a rien en lui d’omniscient. Il génère même des contradictions susceptibles d’actualiser son destin de mortel, comme toute forme sociale fabriquée par les humains. Dans un livre stimulant, Critique de l’existence capitaliste – Pour une éthique existentielle de l’économie (Les éditions du Cerf, 2005), Christian Arnsperger montre que par l’accumulation d’objets le capitalisme s’efforce vainement de masquer notre finitude humaine, notre précarité existentielle, provoquant alors angoisses et frustrations. Angoisses et frustrations dans lesquelles baignent les personnages de Crumley. Ainsi, analyse notre philosophe de l’économie, « au lieu d’assumer sa finitude comme un manque inévitable, le consommateur va céder inconsciemment à l’angoisse d’un désir qui, en se creusant à chaque fois à nouveau, faillit sans cesse à une mission impossible, à savoir la mission fantasmatique d’éteindre le désir ». La mélancolie critique de Sughrue s’abreuve à cette double source : le sentiment du « manque inévitable » qu’introduit notre finitude et l’expérience des ruses capitalistes menant nos désirs dans les labyrinthes de la frustration.

Mieux vaut vivre dans cette claudication mélancolique d’un quotidien banal, comme Sughrue, qu’avec le visage célébré d’un cadavre éthique provisoirement en sursis, comme Trahearne, semble dire Crumley :
« Vous êtes mort, j’ai dit. Rentrez chez vous avant de commencer à puer.
Et je crois que c’est ce qu’il a fait. Il est sorti de chez Rosie sans demander son reste, en trébuchant sur la tombe de Fireball. Et je ne l’ai plus jamais revu. »


Ainsi s’achève Le dernier baiser.

 

 

Par Philippe Corcuff / dessin de Charb