charb11-f1581« – Dave ?
- Quoi ?
- Est-ce que tu penses
un peu à moi quelquefois ?
- Oui.
- Est-ce que tu m’aimes bien ?
- Tu le sais très bien.
- Je veux dire comme t’aimerais une femme ordinaire, quelqu’un qui ne se promène pas avec une vraie pharmacie ambulante dans les veines.
- Je t’aime beaucoup, Robin.
- Alors reste une minute. Je prendrai l’avion ce soir. Je te le promets.
Puis elle mit un bras en travers de ma poitrine, nicha la tête sous mon menton comme une petite fille, et se pressa tout contre moi. Ses cheveux sombres coupés courts étaient doux, avec une odeur de shampooing, et je sentais ses seins se gonfler contre moi au rythme de sa respiration. Au-dehors, la pluie tombait avec force dans la cour. Je lui frôlai la joue de mes doigts et lui pris la main, puis, un moment plus tard, je la sentis trembler de la tête aux pieds comme si quelque peur aux tensions terribles venait de libérer son corps grâce au sommeil. Dans le silence, je regardai la pluie danser sur le fer forgé des grilles. »
James Lee Burke, Prisonniers du ciel (Heaven’s Prisoners), 1988.

Dans la Louisiane chère à James Lee Burke, le flic Dave Robicheaux patauge dans sa vie d’ex-alcoolique ainsi que dans les bayous de ses enquêtes. Les fantômes du Vietnam comme la double fascination de la violence et des goulots magiques viennent heurter des repères religieux solidement ancrés et réactivés par ses séances chez les Alcooliques Anonymes. L’amour de sa nouvelle femme, Annie, ne suffit pas toujours à calmer les angoisses qui grondent. Il a croisé à plusieurs reprises Robin, strip-teaseuse, droguée et prostituée, avec qui il a noué des sentiments atypiques. Elle a été tabassée à cause de lui, et il s’efforce de l’éloigner de la Nouvelle-Orléans où sa vie pourrait être en danger. Une tendresse teintée de sensualité s’épanche un moment, sans que ces deux êtres ne se sentent obligés de s’engager sur l’autoroute du coït final.

L’amour ne peut-il se vivre sur une diversité de registres
non exclusifs les uns des autres ? Pourquoi accepter la tyrannie d’une norme amoureuse unique (que cela soit la fusion passionnelle, les déchirements des sexes emmêlés, la volupté platonique, les doux plaisirs des habitudes à deux, ou bien d’autres encore) ? Car cette norme implicite travaillant nos esprits ne peut s’empêcher de servir d’étalon à la variété de nos expériences, générant souvent déceptions, frustrations et ressentiments. Pourquoi les mal nommés « préliminaires » seraient-ils inéluctablement des préalables à quelque chose de plus important ? Pourquoi les regards fugaces échangés avec « les passantes » d’Antoine Pol et de Brassens seraient-ils du moins par rapport à du plus orgasmique ? Á l’inverse, pourquoi la fièvre passionnelle, sans « préliminaires », dans la brutale urgence des appétits corporels, ne dessinerait pas certains des moments forts de nos existences pluridimensionnelles ?

charb11-f1581Le despotisme de « l’amour unique » ressemble au despotisme des « pensées uniques » en général. Et le despotisme des critiques uniques de « l’amour unique » ressemble au despotisme des critiques uniques des « pensées uniques » : la vérité de la bite contre les illusions naïvement platoniques ou le chevaleresque platonique contre la pitoyable trivialité de la bite, l’intensité de la passion contre le pot-au-feu matrimonial ou le velouté de la vie ensemble contre les vaines agitations de l’éphémère…
Mais en parlant d’ »amour » ne sommes-nous pas tentés de chercher automatiquement derrière le substantif (« l’amour ») une substance (une entité homogène et intemporelle), selon l’analyse classique des pièges philosophiques du substantialisme proposée par Ludwig Wittgenstein (dans Le Cahier bleu, 1933-1934) ? Cette tendance de nos usages ordinaires du langage serait guidée, pour Wittgenstein, par « notre constant désir de généralisation « et conduirait au « mépris pour les cas particuliers ». Mais on peut penser que cette tendance n’a pas des effets négatifs seulement sur nos constructions philosophiques, mais également sur nos rapports plus quotidiens au monde. Le « dogmatisme » dont parle Wittgenstein, et qui conduirait les philosophes à tout soumettre à « une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre » (Recherches philosophiques, partie 1, §131, manuscrits travaillés vers 1936-1949), imprimerait aussi le poids de ses lignes droites sur nos banalités. C’est peut-être pour cela qu’une vision uniforme du mot « amour » est susceptible d’écraser les singularités de nos expériences et même d’entraver notre ouverture à des sentiers inédits. Les sportifs de la performance sexuelle des magazines à la mode, « les petits potiers qui prennent leur pied à petits pas » de la chanson de Pierre Perret ou les romantiques platoniques de la poésie d’antan resteraient, chacun, enfermés dans leurs cases, sans savoir qu’une porte peut être ouverte vers de possibles ailleurs.

Mais, au-delà de la seule question de « l’amour », les tyrannies de l’unicité tendent à se répandre sur nombre d’aspects de nos existences et de nos controverses courantes : « l’amitié », « le plaisir », « l’intelligence », « la nature », « la religion », « la morale », « la civilisation », « la liberté », etc. L’ami Michel Onfray plaide ainsi avec flamme pour « l’hédonisme », « l’érotique solaire » et « le désir d’être un volcan ». Et cela dans une critique impitoyable des puritanismes religieux. Á lire ses invites, on salive déjà et on est prêt à adhérer. Mais une petit voix libertaire nous retient : une âme libertaire peut-elle adhérer (au sens de « coller ») à une telle logique univoque, fût-elle dotée de couleurs libertaires (ou plutôt libertines) ? Puis nous écoutons nos amis de La décroissance, qui nous incitent à la décrue de nos désirs de consommation. On est également tenté par leur critique d’un « Progrès » privilégiant l’avoir sur l’être. Et puis la retenue a des plaisirs que le jaillissement hédoniste risque de méconnaître. Mais pourquoi choisir, définitivement, l’ascèse, la lenteur et le « vivre au pays » contre la dépense, la vitesse et le voyage ? Et vice-versa.

« L’équilibration des contraires » suggérée par Proudhon ne serait-elle pas plus sensible aux sinuosités des amours, des amicalités, des sensualités, des intelligences, des valeurs…que la « synthèse » harmonieuse inspirée de Hegel ? Adossée à l’éthique de la curiosité caractérisée par Michel Foucault comme « le soin qu’on prend de ce qui existe et pourrait exister ; un sens aiguisé du réel mais qui ne s’immobilise jamais devant lui ; une promptitude à trouver étrange et singulier ce qui nous entoure ; un certain acharnement à nous défaire de nos familiarités et à regarder autrement les mêmes choses ; une ardeur à saisir ce qui se passe et ce qui passe ; une désinvolture à l’égard des hiérarchies traditionnelles entre l’important et l’essentiel » (« Le philosophe masqué », entretien au Monde, 6 avril 1980). Alors, explorateurs et bâtisseurs du monde, des autres et de nous-mêmes ? Dans les méandres des circonstances qui nous échappent, malgré et grâce aux déséquilibres, aux discordances, aux écueils, aux échecs, aux baffes propres à notre fragile condition.

Par Philippe Corcuff / dessin de Charb