After Work. Dix neufs heures, jupe H&M, talons, banquette de métro, Bergson dans une main, vernis rouge dans l’autre. Aïe, trop de secousses, j’ai débordé, la page 69 sera parfaite pour essuyer. Arcade Fire rythme mon pas pressant jusqu’au comptoir de l’oubli. Il fait froid, ou c’est moi ? En avance, j’attends les copines le temps d’une clope au bord des lèvres. Celle que l’on bénit de fumer pour ne pas avoir l’air d’attendre tandis que les autres s’agitent autour. Je crois bien qu’eux aussi s’affairent à attendre mais sans savoir quoi.
Un demi plus tard, les filles se pointent. Elles transportent la légèreté de l’adolescence qu’on n’aura pas eue et l’amour si particulier des sœurs qu’on aurait voulues. Quelques mots pour refaire le monde et très vite le monde nous ramène à notre condition de femmes faussement libérées. Genre célibataires assumées qui rêvent du prince agenouillé. Putain, on en aura croisé des crapauds.
Hissé sur nos tabouret de bar, revenons en à l’essentiel :
« mais la première fois ça compte quand même nan ? », « Mais attends, c’était qui déjà », « ha ouais ça y est je sais… ». Trois gorgées de bière suffisent à se souvenir qu’on galère à s’en souvenir. L’âge, le lieu, les circonstances nous resituent l’affaire. Justement, j’ai croisé récemment dans mon quartier ma première histoire. Il m’a interpelée visiblement ravi de me revoir et m’a lancé un : « t’es toujours aussi belle » ! Ouais bon, j’ai bien mis cinq minutes à le remettre. Les premiers pas, le premier jour d’école, la première dent qui tombe, le premier baiser, les premières règles, le premier joint…La première fois c’est comme tout, ce qui est fait n’est plus à faire. Offrir sa virginité…Pfff…on s’est rendu service quoi !
« Mais alors les meufs, c’est quoi votre meilleur plan cul ? ». Deux gorgées de bière suffisent à faire le tour des petites et grosses bites, du Kamasutra improbable, des lieux insolites, et après quoi ? Et après rien. De l’adolescence pré pubère à la trentaine bien sonnée, ne restent que ceux que nous n’aurons jamais essayés. Le copain du collège jamais embrassé, la main effleuré d’un gars du lycée, un prof de fac déjà marié, un regard échangé au bureau. Tous les rendez-vous manqués.
Voilà mon meilleur plan cul, c’est celui que je n’ai jamais eu. L’instant d’avant, le temps suspendu à ce que la vie nous offre de plus joli, entre réalité furtive et promesse d’un possible. Les chemins que nous n’avons pas pris viennent s’ancrer intensément dans ce que nous croyons le réel. Un semblant d’éternité, jamais commencé, jamais terminé.
Je descends de mon tabouret de bar en claquant les talons au sol et la bouteille vide sur le comptoir : « je me demande souvent ce qu’est devenu ce gars qui n’avait pas voulu. Allez, moi je rentre, demain je bosse ! ».
Je me glisse entre les pochtrons agglutinés et jette un dernier regard au gars accoudé vers l’entrée, il me répondra par un « salut » avec l’intonation d’un au revoir.