Les texticules de Pedro # 23
Menu d’épidémie : corbeau aux fayots
Un historien de ma connaissance, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, me faisait remarquer que la période actuelle lui rappelait étrangement le début des années 40. Il est vrai que le vocabulaire et les pratiques sont évocateurs : contrôle des laisser-passer — pardon, des attestations de déplacement dérogatoire —, appels au couvre-feu, restriction du déplacement non en zone sud mais dans les régions limitrophes, crainte du rationnement et queues à l’entrée des commerces… Et, bien sûr, retour à une pratique à grande échelle de la délation.
Années 40 toujours, le hasard m’a fait récemment revoir Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot (1). Étrange film que celui-ci, financé en 1943 par la Continental, une structure de production aux capitaux allemands, conçue à l’instigation de Goebbels pour distraire les Français pendant l’occupation. Les films de la Continental offraient aux cinéastes des conditions de tournage confortables, à même de leur rallier les stars de l’époque (à condition qu’elles ne soient ni juives ni communistes) et de réaliser des œuvres de qualité mais ne comportant évidemment aucune critique de l’Allemagne nazie ou du régime de Vichy. Là réside l’ambiguïté, et l’intérêt, du film de Clouzot puisque si le contexte de la guerre n’est jamais mentionné, son objet est précisément la délation. Le corbeau en question est le signataire de lettres anonymes qui inondent une petite ville, accusant chacun de turpitudes réelles ou inventées. Parmi ses victimes, un médecin accusé d’avoir séduit l’épouse d’un confrère et de pratiquer des avortements : passibles à l’époque de la peine de mort.
Le scénario avait beau être inspiré d’un roman paru avant guerre, le thème de la délation revêtait une sensibilité particulière en ces temps où dénoncer son voisin comme juif, communiste, franc-maçon ou plus globalement comme « mauvais français » avait acquis le statut de sport national. Alors qu’on nous rebat les oreilles qu’après l’épidémie « plus rien ne sera comme avant », il est frappant de voir ressurgir ce réflexe d’autrefois consistant à dénoncer son voisin. Les services de police ont assisté depuis le début du confinement à une avalanche de signalements de non-respect des consignes sanitaires : tel se baladerait plus que l’heure réglementaire, telle autre recevrait des amis chez elle, un autre encore élèverait un pangolin en cachette — ne riez pas : on en a vu, raconte le Canard enchaîné (15 avril), menacer de dénoncer leur voisin parce que… travaillant à l’hôpital.
Bien sûr, les visées de l’actuelle politique sanitaire sont légitimes, alors que celles de Vichy étaient abjectes. Mais c’est un réflexe similaire qui semble pousser certains de nos concitoyens à dénoncer leur prochain lorsqu’il refuse (ou est supposé refuser) de se plier aux injonctions étatiques. Le Corbeau faisait de son dénonciateur un malade mental, or je fais au contraire l’hypothèse que c’est un hyper conformisme qui inspire ce comportement, plus exactement une acceptation de la légitimité de l’autorité doublée d’une attente jalouse de reconnaissance de cette acceptation. Le premier point est bien connu depuis l’expérience de Milgram — celle qui vit des Américains ordinaires infliger des chocs électriques à des inconnus simplement parce que des scientifiques en blouse blanche, dont ils acceptaient aveuglément l’autorité, leur avaient enjoint de le faire. Le second me paraît procéder d’un esprit de compétition pour la reconnaissance de cette docilité — ce qu’on pourrait appeler le syndrome du bon élève ou, plus trivialement, la course au fayotage.
Fayotage : le mot est chargé de toute une expérience scolaire, et rappelle que c’est aussi dans les salles de classe (2) qu’est très tôt inculquée cette révérence devant l’autorité inclinant à la délation. Rappelez-vous les « M’sieur, il copie ! », « M’sieur elle discute ! » et autres « M’dame il a pas le droit ! » de l’école primaire, préludes aux « Monsieur le commissaire, je vous informe que mon voisin est sorti hier sans masque et n’est rentré que trois heures plus tard, son cabas chargé de produits qui ne sont pas de première nécessité ».
Il est évidemment nécessaire de s’inquiéter des comportements mettant la santé collective en danger, et louable d’y faire obstacle. Tout autant l’est le fait de veiller à ce que la conduite de son voisin (la sienne propre aussi) ne porte pas tort à autrui. Mais il est douteux que l’altruisme sanitaire soit ce qui motive les actuels appels à une réponse policière aux écarts de conduite. La règle est ici acceptée parce qu’elle est la règle, pas parce qu’elle répond à des principes de justice ou vise un bien commun. Et la règle, c’est ce qui est imposé par une autorité en mesure de sanctionner sa transgression mais aussi de récompenser son observation docile — ce que Michel Foucault envisageait sous le terme de discipline (3). Le système ancien des « bons points », récompensant la conformité à la discipline scolaire, procédait d’une rationalisation économique de cette inculcation. La crise actuelle permet de mesurer son effet aussi profond que durable sur nos anciens condisciples de primaire.
Appeler les flics parce que le voisin tabasse sa compagne, ou l’inspection du travail parce que le patron met en danger la santé de ses salariés, ne procède pas du fayotage mais du souci pour autrui. C’est ce qui le différencie de la délation à l’encontre de celui qui s’autorise un léger écart à la règle, que l’on jalouse (et donc déteste) parce qu’il ose une transgression qu’on voudrait bien s’autoriser soi-même si, précisément, on n’avait pas si profondément intériorisé la servilité. Le cercle vicieux est parfait, qu’entretient le discours infantilisant privilégié par nos gouvernants. De ce point de vue aussi, la prochaine réouverture des écoles n’est pas de bon augure.
Pedro
1. J’avais envisagé comme un conte de Noël de lutte de classes un autre film de Clouzot, Quai des Orfèvres, dans un précédent texticule, à retrouver ici.
2. Pas seulement, bien sûr, et j’entends déjà les copains et copines instits plaider à juste titre que leur travail vise aussi à développer l’esprit critique. Reste que l’ordre scolaire repose sur l’inculcation d’une docilité devant l’autorité de l’enseignant.
3. Dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975).