La lutte dansée de Sidi Larbi Cherkaoui
Des coups de feu, des os qui craquent, une scène de guerre urbaine, un flamenco d’une sensualité troublante, des mains, des bras et même des corps entiers qui s’articulent et se désarticulent pour ne former qu’un ou au contraire se sublimer dans des solis singuliers : Fractus V de Sidi Larbi Cherkaoui propose une danse intense, physique et nourrie aux écrits du philosophe Noam Chomsky.
Les pièces de Sidi Larbi Cherkaoui font mouche à chaque fois, elles ne sont jamais vaines et questionnent évidemment le mouvement, ou la liberté du mouvement, tout en s’interrogeant sur les interactions entre art, philosophie, spiritualité ou religion et les chaos du monde.
Le génial chorégraphe d’Anvers, toujours à l’affût de rencontres, dialogues et expérimentations qui enrichissent son langage chorégraphique, croise le fer, cette fois-ci avec quatre autres danseurs aux personnalités bien marquées (le circassien touche-à-tout Dimitri Jourde, le flamenco décalé de Fabian Thomé Duten, le Lindy Hop de Johhny Llyod et le danseur issu des battles et du breakdance Twoface), tout en ancrant sa réflexion dans les textes du linguiste et penseur politique Noam Chomsky.
« Dans Fractus, je veux approfondir les questions liées à l’information et à la manipulation », détaille Cherkaoui dans sa note d’intention artistique. « Un autre point de départ est la liberté d’expression. » Le propos est sérieux et questionne en filigrane notre capacité à réfléchir de manière neutre et autonome. Sujet brûlant d’actualité s’il en est ! Jamais n’avons-nous été autant matraqués, depuis des semaines, d’informations, d’images, de mensonges, de lieux communs dans un seul but de propagande. De là se pose la question du filtre et de notre capacité à penser par et pour nous-mêmes alors que « nous sommes submergés chaque jour de nouvelles qui tentent d’agir sur nos pensées ».
A partir de là, Cherkaoui déroule son scénario s’inspirant, peut-on imaginer, du fractus (ce nuage d’aspect déchiqueté en forme de lambeaux irréguliers) pour donner corps aux théories de Chomsky et questionner les notions d’objectivité ou les relations qui unissent individus et société. Le sujet est, sur le papier, un peu prise de tête, on vous l’accorde !
Le voilà donc pour un pas de cinq peu ordinaire -il est cette fois-ci lui-même sur scène- qui se joue à la fois du groupe et de la singularité de chaque danseur. Sur le plateau, ils sont pourtant neuf au final, pour un dialogue intense, parfois même violent, qui entremêle polyphonies vocales du monde et danses métisses. Cherkaoui, fidèle à lui-même, convie en effet quatre musiciens pointus aux tempéraments bien trempés – dont le joueur de sarod Soumik Datta, le jazzman coréen Woojae Park, le percussionniste japonais Shogo Yoshii et le chanteur congolais Kapsy N’dia – qui puisent dans les musiques du monde et leur propre histoire pour écrire cette bande-son sur-mesure jouée, évidemment, live.
Des circonvolutions, des jeux de mains et de bras à n’en plus finir, des convulsions, des corps emmêlés, un flamenco à deux terriblement charnel, le lindy hop animal de Johnny Llyod, des ondulations, des contorsions, une violence latente d’une véracité bluffante, du breakdance, une scénographie travaillée qui vient appuyer le propos chorégraphique, Cherkaoui poursuit sa quête d’une danse graphique et fluide, puissante et expressive, généreuse et terriblement humaine.
On ne compte plus ses pièces qui nous ont enthousiasmés.
On espère que Fractus V sera de cette essence.
Anne Huguet
Fractus de Sidi Larbi Cherkaoui à la Maison de la Danse du 16 au 19 mai.