Les vœux de Charles de Gaulle…

Les vœux de Charles de Gaulle 

ou le « Monsieur Plus » du hasard

 

Les vœux de Charles de Gaulle, prononcés comme il est de tradition à la télévision le soir du 31 décembre 1967, sont une éternelle source de jubilation. Certes, lorsqu’il se demande « ce que sera 1968 », le président de la République d’alors se défend de vouloir jouer les prophètes. Mais c’est malgré tout « vraiment avec confiance » qu’il « envisage pour les douze prochains mois l’existence de notre pays », et c’est Verlaine qu’il convoque pour dresser le portrait de l’avenir : « La vie est là, simple et tranquille ». Quelques mois plus tard, en mai et juin d’une année 1968 appelée à devenir légendaire, la simplicité et la tranquillité avaient cédé le pas à l’effervescence contestataire et à la passion révolutionnaire, d’abord dans les universités puis dans les entreprises, pour gagner finalement l’ensemble de la société.

Mis à part que l’art de la prédiction est décidément difficile, que retirer de l’anecdote ? Sans doute une certaine conception de l’histoire, jamais écrite d’avance et toujours susceptible de bifurquer là où on ne l’attend pas. Il suffit souvent d’un petit rien pour que l’histoire se trompe de chemin, abandonne l’autoroute bien tracée sur laquelle les prévisionnistes et les gouvernants l’avaient lancée pour s’engager dans des chemins buissonniers, escarpés, mal carrossés, qui vous secouent sur votre siège et souvent ne mènent nulle part, mais qui rompent la monotonie du voyage et laissent de sacrés souvenirs. Une légère inattention du conducteur, une tache sur la carte, un panneau mal placé, et on quitte le bitume lisse pour des sentiers pierreux, pleins de nids de poule mais qui sentent les herbes sauvages. Il n’est besoin, parfois, que de la décision malencontreuse de demander à la police d’évacuer la cour de la Sorbonne de ses étudiants pour que, quelques barricades et jets de pavés plus tard, le pays entier se révolte et que le régime tremble sur ses bases.

On peut appeler hasard la cause de cette bifurcation, souvent incompréhensible pour ceux qui la vivent au moment où ils la vivent. Ce n’est que plus tard que l’historien viendra reconstituer la succession de décisions, d’erreurs, d’hésitations, d’inactions ou de retournements qui, par effet d’enchaînement, a produit l’imprévisible. Dans ce processus, les petites causes n’ont pas à être complexées : elles aussi peuvent avoir de grands effets. La leçon ne peut qu’inviter à l’optimisme — il en faut peu, mais au bon moment, pour que tout bascule et s’embrase — mais aussi à une certaine disponibilité d’esprit, à une réceptivité à toutes les opportunités que le hasard est susceptible — souvent à demi-mot, en douce, en langage codé — de nous proposer.

Si, comme disait l’autre, une étincelle peut mettre le feu à la plaine, encore faut-il que celle-ci soit sèche pour qu’elle s’enflamme. C’est là sans doute que l’artiste a son rôle à jouer. Par ses chansons, poèmes, films, sculptures ou tableaux, il est à même de susciter et d’entretenir cet état d’esprit — de mauvais esprit, bien sûr —, cette réceptivité aux opportunités aventureuses, cette sensibilité aux retournements du vent historique. Un peu comme « Monsieur Plus », ce personnage publicitaire qui, d’un discret mais opportun coup de coude, faisait augmenter la proportion de noisettes dans le chocolat. L’artiste est un « Monsieur Plus » du hasard historique, dont les coups de coude se révèleront indispensables lorsqu’il s’agira de se saisir de la prochaine ouverture des possibles.

Lilian Mathieu

Ce texte a été publié une première fois en 2012 dans le livre-disque Ponchon et Cie de Rémo Gary, que je remercie de m’avoir autorisé à le reproduire ici.