ÉLOGE DE LA QUENELLE (ET DE PIERRE DAC)
J’ai découvert il y a à peine quelques semaines deux réalités qui m’étaient jusqu’à présent inconnues. La première est la fameuse « quenelle », dont l’immense et admirable directeur de la présente publication zèbrée m’a expliqué qu’elle était un signe de ralliement inventé par l’amuseur (enfin, il y a longtemps) antisémite Dieudonné. La seconde est l’« effet Streisand », du nom d’une langoureuse chanteuse américaine que les moins de trente ne peuvent pas connaître. Il doit son nom à un procès intenté par ladite Barbra Streisand à un photographe après qu’il ait diffusé sur le net une photo de sa propriété privée. Le procès ayant été médiatisé, nombreux ont été les internautes à consulter la page web incriminée et, par un redoutable effet pervers, une démarche qui visait à restreindre la visibilité de la photo a favorisé son visionnage par des milliers de personnes.
La campagne lancée par Manuel Valls contre Dieudonné relève elle aussi de l’effet Streisand. Sans doute que, comme moi, une majorité de personnes ignorait jusqu’à présent ce qu’était une « quenelle », en quoi ça consiste et ce que ça entend signifier. Désormais, tout le monde sait qu’il s’agit d’appuyer de sa main gauche sur son bras droit et que le geste exprime la haine des juifs. Les mieux informés sauront peut-être que le geste a été emprunté par Dieudonné au personnage du Docteur Folamour interprété par Peter Sellers dans le film éponyme de Stanley Kubrick. Le Docteur Folamour est un ancien savant nazi qui travaille pour le gouvernement américain ; il est perpétuellement obligé d’appuyer de sa main gauche sur son bras droit car celui-ci menace toujours de se dresser spontanément pour un salut nazi. (ici)
Du coup, le nombre de crétins – du footballeur bling-bling au chef de police municipale – à réaliser des « quenelles » – par véritable antisémitisme, par goût de la provocation ou par banale connerie – se multiplie à vitesse exponentielle. Ce qui aurait pu rester confiné à un petit (mais encore bien trop gros, bien sûr) cercle de fachos devient presque populaire et de simples abrutis se retrouvent, pour une provocation imbécile dont ils ne maîtrisent pas tous les enjeux, promus au rang de disciples de Drumont ou de Rebatet.
Mais la conséquence la plus dommageable de cette publicisation de la « quenelle » est de porter un intolérable préjudice à une savoureuse préparation culinaire. Il est à craindre, en effet, que personne n’osera plus commander de quenelle au restaurant, de peur de se faire stigmatiser comme nostalgique du national-socialisme, alors qu’il n’y a strictement aucune raison d’abandonner sa dégustation aux fachos. C’est de fait toute une filière piscicole qui se trouve menacée et une innocente et paisible espèce qui se voit targuer d’un antisémitisme qu’elle n’a jamais, au grand jamais, professé.
Car, beaucoup de gens l’ignorent encore, la quenelle est un poisson, et plus précisément un poisson électrique qui recharge ses accus auprès de l’éponge du même nom. Sa pêche est particulièrement délicate, du moins telle que la décrit Pierre Dac, puisqu’elle procède d’un rituel complexe où le fil de gruyère joue un grand rôle ; il n’est qu’à en écouter le récit ici. Et puisqu’il est question de Pierre Dac, rappelons que celui-ci ne fut pas seulement un grand humoriste devant lequel tous les prétendus comiques contemporains devraient se voiler la face d’indignité. Il ne fut pas non plus qu’un grand cuisinier, admirable inventeur, entre autres, de la confiture de nouilles et de la sauce aux câpres sans câpres. Ce fut aussi un grand résistant qui anima pendant la Seconde Guerre mondiale l’émission de Radio Londres « Les Français parlent aux Français » où il brocarda sans pitié les collaborationnistes vichystes.
Dieudonné est un sinistre imposteur, qui ne mérite que le mépris et l’oubli (outre les poursuites judiciaires qu’encourent ses ignobles propos publics effectifs, pas ceux qu’on l’empêche artificiellement de tenir). En la dégustant et en la célébrant, rendons la quenelle à Pierre Dac, son unique, admirable et génial inventeur.