La Maison d’Emma Becker

Les Texticules de Pedro # 22

À propos de La Maison d’Emma Becker (Flammarion, 2019)

C’est page 251, au détour d’une évocation nostalgique du bordel désormais fermé où elle a exercé pendant deux ans, qu’Emma Becker livre ce qui est sans doute la clé d’intelligibilité de son récit : « Aussi égocentrique que la profession puisse être, elle n’arrive pas à la cheville du narcissisme qui boursoufle un écrivain comme moi, incapable d’écrire sur qui que ce soit d’autre que lui-même ».

Contrairement aux apparences, La Maison n’est effectivement pas un livre sur la prostitution à Berlin. C’est un livre de et sur Emma Becker, une jeune française cultivée vivant à Berlin, formée dans une institution catholique puis à la Sorbonne, à la vie sentimentale et sexuelle aussi riche que complexe, et qui, déjà engagée dans une carrière d’écrivain, imagine et réalise une expérience littéraire extrême, en tout cas inédite : devenir prostituée pour en écrire le récit. Ce sont donc les plaisirs, dégoûts, joies, peines, déceptions… ressentis par l’auteure dans l’exercice de son activité qui sont offerts à la lecture, laquelle ne vaut qu’en tant qu’accès à une irréductible subjectivité.

Ce primat du « Je » n’ôte pas au récit toute valeur documentaire, et l’on ressort de la lecture avec une connaissance fine du fonctionnement des bordels berlinois, en tout cas des deux — « Le Manège » et « La Maison » — où Emma Becker a exercé ses talents, le premier particulièrement glauque et le second à l’ambiance bon enfant. Les différents aspects de cette prostitution sont minutieusement évoqués (l’attente languissante de la venue des clients, l’éventail tarifé des pratiques proposées, le décor suggestif, l’érotisation des apparences, etc.), avec une insistance prévisible sur le rapport aux clients, tendu entre les risques de l’aversion ou de l’agression et ceux, à la gestion pas moins délicate, de l’attirance ou de l’attachement. Évoquant ses collègues, l’auteure dresse une émouvante galerie de portraits mais qui reste en surface. Les personnalités et apparences physiques des autres prostituées sont élégamment dépeintes, mais on en sait peu sur les logiques ou contraintes qui les ont conduites sur les lits de « La Maison ». S’actualise ici la frontière insurmontable qui sépare Emma Becker de ses consœurs : celles-ci sont des prostituées, elle une écrivain qui exerce la prostitution. Leur pratique du sexe tarifé a beau être la même, leurs expériences respectives n’ont rien à voir, et La Maison se situe de ce point de vue à distance respectable des récits de prostituées ayant fait œuvre littéraire de leur parcours prostitutionnel, à l’image d’une Grisélidis Réal (1).

Une nouvelle fois, le projet d’Emma Becker n’est en rien sociologique et exclusivement littéraire, et c’est à cette dernière aune qu’il doit être reçu et évalué. Et il se pourrait bien que ce parti-pris subjectif, ce narcissisme boursouflé que revendique l’auteure, constitue la limite non de l’expérience elle-même, mais de sa restitution littéraire.

Pedro

 

  1. Voir notamment, de cette auteure suisse, porte-parole infatigable de la cause des prostituées, décédée en 2005 et enterrée à Genève à proximité de la tombe de Borges, Le Noir est une couleur (Verticales, rééd. 2005) et La Passe imaginaire (Verticales, rééd. 2006)