Inner City Blues

Inner City Blues

Automne 2019. J’écoute en boucle l’album What’s Going On de Marvin Gaye, passant presque sans rupture de son de l’enceinte de la maison à l’autoradio, le tout en mode bluetooth. Le morceau « Inner City Blues », dédié à Détroit, me touche particulièrement. Pour continuer à apprécier, je ressens le besoin de gratter ce qu’il y a derrière. N’étant pas musicien, je peine à comprendre ce qui cause et entretient l’émotion. Derrière le son de tel ou tel instrument, rien n’évoque chez moi des conditions de production et d’enregistrement. Alors ma façon de gratter, c’est d’en apprendre un peu des conditions sociales et biographiques dans lesquelles cette putain de bonne musique a été écrite.

1 – Motown

Motown, c’est d’abord le surnom de Détroit. Pour Motor Town. Ou Motor City. Motown, ce sont General Motors, Ford, Chrysler, l’économie du carbone, l’air pollué et le sol saturé d’hydrocarbures, les chaînes de montage, l’arrivée des Noirs en provenance du Sud post-esclavagiste à partir des années 1910. C’est la ville de naissance de Diana Ross ; Aretha Franklin et Stevie Wonder y ont grandi. Aujourd’hui Détroit, c’est 650 000 habitants dans une épure qui en contenait deux millions à une époque. Cela laisse de la place pour le maraîchage urbain et le design post-industriel.

Motown a été créée par Berry Gordy avec 700 dollars empruntés auprès de son entourage familial en 1959. Enfin, pas la ville, la maison de disques. Gordy n’est pas le Romulus de Détroit, il en serait plutôt le Phoebus. Le créateur d’une petite entreprise musicale devenue très grande au fil du temps. Gordy a disputé quinze combats de boxe professionnelle dans sa jeunesse, il a servi l’armée US en Corée, puis il a ouvert un magasin de jazz à Détroit en 1953. Puis il a créé Motown avec ces 700 dollars qui sont peut-être les 700 dollars les plus célèbres de l’histoire de la musique…

Fin juillet 1967, Détroit a connu une émeute urbaine digne de celle de Watts, un quart de siècle plus tôt. Une cinquantaine de morts, l’armée appelée à la rescousse, des pillages pendant plusieurs jours, la ville ravagée par les incendies qui se propagent comme dans une forêt d’arbres morts, Hittsville, le siège de Motown, protégé comme un repaire de jaunes. Les commerçants noirs se protègent de la fureur des émeutiers en écrivant « soul brother » à la bombe aérosol sur la vitrine de leur boutique. Des Blancs, malins ou réellement sympathisants, font de même. Motown, qui a siphonné tout un pan de la musique noire pour la mettre en boîte et la transformer en or massif, est coupée des soubresauts de sa ville. Le credo de Berry, c’est l’art pour l’art, ou l’art pour le fric, mais sûrement pas l’art pour une cause.

Marvin Gaye n’était pas du tout engagé au départ, trop centré sur lui-même et ses meurtrissures intimes nourries des sévices paternels endurés durant son enfance. Mais son What’s Going On suinte paraît-il sa réception des événements tragiques de Détroit et sa sensibilité à la cause de ses frères de race à la dignité écrabouillée par les presses hydrauliques des usines des Big Three. Si l’on est expert en archéologie musicale, on y trouve aussi la tristesse causée par la disparition de sa partenaire de scène et de studio Tammi Terrel, morte d’une tumeur au cerveau en 1970.

En fait, tout cela figure dans le super bouquin de Ben Edmonds consacré à l’artiste et à Motown, car moi je n’en perçois rien. Quand j’écoute certains des morceaux qui composent What’s Going On, j’ai juste l’impression d’être un gros pot en verre qu’une bonne âme remplit lentement, patiemment, d’un miel chaud, liquide et onctueux. Je ne saisis rien de ce que l’histoire revêt de tragique. La musique léguée par les turbines de Motown n’a que des accents suaves et doucereux, comme une couette en coton de chez La Redoute. Sans doute qu’en tendant l’oreille, on peut entendre la trace de la souffrance de Marvin, comme on capte des signaux imperceptibles circulant dans l’espace intersidéral avec des instruments sophistiqués, mais moi je n’entends rien. Je n’accède qu’à la joie, à la couche superficielle, là où tous les sons, même les plus lourds, sont pareils aux clapotis d’une mer apaisée. Tout n’est que sensations positives et ondes de chaleur. Alors pourquoi Marvin a-t-il dû tant en baver pour nous procurer toute cette masse de plaisir brut en transmutant sa souffrance en beauté ? Pourquoi cette injustice ?

2 – Le jazz dans le giron des putes

Quand on écoute la trompette de Louis Armstrong, c’est pareil. Tout est fait pour que nous n’ayons pas la moindre idée des conditions dans lesquelles cette musique a été inventée, écrite puis produite. Quand on sait qu’il est né vers 1900-1901 à La Nouvelle Orléans, on peut se douter qu’il n’a pas appris la trompette à la manière d’un enfant de la noblesse de province apprenant le piano ou la harpe dans un château au XVIIIe siècle.
En fait Armstrong a appris la trompette dans le giron des putes, au sens propre. Il soufflait dans son cornet tard dans la nuit et lorsque les dames avaient fini le tapin, elles déboulaient dans les honky tonkies, ces petits clubs des quartiers noirs, glissaient des billets dans le pavillon de sa trompette puis le prenaient sur leurs genoux au milieu des michetons et des malfrats. Elles auraient bien enfourné une sucette dans la bouche de Louis mais il avait tant soufflé dans son cornet qu’il avait des crampes labiales et n’aurait rien pu en faire. Alors elles le laissaient se régaler les yeux de leur poitrine ouverte en reprenant à tue-tête les airs des musiciens plus âgés restés sur scène. Armstrong avait 15 ans, 16 ans puis 17, il était ainsi chaperonné par ces déesses d’un monde où la nuit et la musique ne faisaient qu’un. Puis il a été aspiré par son mentor, Joe King Oliver, qui l’a fait venir à Chicago. Il est devenu un monsieur mais n’a jamais oublié ces femmes.

3 – What’s Going On ?

Ce que Ben Edmonds raconte de la décennie des années 1960 à Hittsville USA, le siège de Motown, est passionnant. Au départ Marvin Gaye est frustré, il a l’impression de n’être qu’un interprète et l’interprétation musicale lui semble confiner à la prostitution. Il a beau être tout près du cœur du pouvoir de la Motown, étant en ménage avec la sœur de Berry Gordy, il se sent manipulé, mal considéré, pas reconnu dans ses talents de compositeur et de musicien. Il prête sa voix comme il prêterait son vit pour une séance de reproduction ou un film porno. On l’associe d’ailleurs à des chanteuses dans des duos glamours, Mary Wells, Kim Weston, Tammy Temmel, Diano Ross, comme s’il était un taureau reproducteur prêt à toutes les saillies dans une verte prairie du Midwest.

Motown à cette époque, ce sont cinquante producteurs maison, cent cinquante compositeurs, et une palanquée de musiciens qui appartiennent tous au gratin de leurs instruments respectifs. Lorsqu’un poète déboule un matin avec un texte, quelques paroles apposées à quelques notes de musique, soit on l’éconduit en lui expliquant que c’est de la merde, soit on s’en saisit, on le retourne dans tous les sens et au final, le morceau est tellement méconnaissable à force d’avoir été malaxé, arrangé, travaillé dans les hauts fourneaux de Motown que l’artiste a la triste impression d’en avoir été dépossédé. Voilà ce qui arrivait à Gaye.

Ce que raconte Ben Edmonds, c’est que l’histoire s’est passée autrement avec l’album What’s Going On en mars 1971. Gaye tenait à ce projet comme si sa survie en dépendait. Lorsqu’il a proposé les paroles d’une première chanson (la chanson titre) à Berry Gordy, celui-ci a immédiatement cherché la corbeille du regard. Le texte était trop engagé pour lui. Une hérésie sur le plan commercial. Mais Gaye a tenu bon. Il s’est imposé à Berry qui a cédé comme on cède au caprice d’un môme dont on sait d’avance qu’il va vous coûter un bras. Il a travaillé en direct avec les as des studios Motown, il a refusé les siestes et toutes les promenades urbaines qu’on a pu lui proposer pour laisser ces magiciens travailler tranquillement. Il ne voulait pas perdre de vue ses chansons qui allaient constituer l’album. Ils voulaient les suivre à l’oreille, note par note.
L’histoire que raconte Ben Edmonds, c’est que même cette fois-là, Gaye n’a pas pu s’épargner ce moment où il faut laisser un maestro accoucheur prendre son bébé en main. Sur ce coup-là, c’est David Van de Pitte, l’arrangeur, l’orchestrateur en studio, qui aurait joué ce rôle. Mais l’histoire que raconte Ben Edmonds, c’est aussi qu’un jour, épuisé, saturé de stress après des semaines d’enregistrement de l’album, Marvin Gaye s’est laissé tomber sur des marches d’escalier, seulement séparé par une vitre du studio d’enregistrement en pleine chauffe, et qu’il n’a pu se retenir de chialer. Mais si Gaye a craqué ce jour-là, ce n’est pas de dépit ni de tristesse, mais de joie car il savait que ce qui était en train de sortir des hauts fourneaux de la Motown était très exactement ce qu’il voulait.

Si l’on veut se repaître de bonne musique, on peut aussi écouter le morceau « Right On ». Ou encore « Cheking out » : si vous êtes égaré quelque part dans votre cerveau sur un tarmac musical à chercher une bonne musique dans laquelle embarquer de toute urgence, ce morceau porte mal son nom car il mérite bien tous les check-in.

Épinon