Fish & Chips #1

Envoyé spécial du Zèbre dans la « Perfide Albion », notre camarade JPV a ainsi vécu une bonne dizaine d’années en Angleterre. Au point d’en connaître les us et les coutumes et les pubs. Il nous relate aujourd’hui cette aventure qui paraîtra en 4 épisodes. Afin de nous expliquer un tant soit peu le pourquoi du comment du Brexit, qu’il avait plus que senti venir…

 

Fish & Chips

« Wet wind and rain are in the street, where I must pass alone, where no one wayfarer I meet that I have loved or known…»

John Millington Stynge

 

1. Strawberry Fields

D’aussi loin que je me souvienne la langue anglaise n’a jamais été un mystère pour moi. Elle devait être inscrite dans mon patrimoine génétique, tapie dans l’ombre, attendant le bon moment pour se réveiller. Ça a dû me prendre vers l’âge de huit ans. Je ne me souviens plus très bien ce qui a provoqué l’étincelle et donc l’engouement pour cette langue. Peut-être de mon parrain qui était professeur d’anglais, ou alors de mon frère, de cinq ans mon ainé, déjà au collège et qui semblait comme un poisson dans l’eau avec la langue de Shakespeare. Un peu de ça, et beaucoup des Beatles. Mon frère me traduisait les paroles, je commençais à voir le sens derrière ces mots inconnus. Les ténèbres devenaient moins ténues. J’y voyais clair, j’en voulais plus. C’est parti de là.

Depuis la sixième, cette matière fut de loin celle où je collectionnais les meilleures notes. Sa musique, son vocabulaire, le fait qu’il y ait des mots pour chaque action, pour chaque chose, ses tournures de phrases, cet ensemble de choses la rendait plus facile que le français. L’accent aussi. L’accent surtout. La grande classe, mais c’est venu beaucoup plus tard. Et puis la musique anglaise. Comme je l’ai écrit précédemment cela a commencé avec les Beatles. Le reste a suivi naturellement. Je ne vous dis pas les frissons qui parcourent votre échine lorsque vous découvrez les paroles de Common people de Pulp

Je guidais des touristes anglais ou anglophones se baladant dans les rues de ma ville l’été, juste pour m’exprimer en anglais, comme si cette langue était ma deuxième existence, mon autre monde, une fenêtre ouverte sur une autre planète, une autre vie, celle que je vis n’étant pas suffisante à combler mon insatiable soif de découverte. C’était aussi une autre possibilité de sentir un mouvement, contraire à une immobilité qui me terrorisait. Le fait est que je me sentais beaucoup plus proche de l’anglais que du français. Je m’identifiais volontiers à cette langue. Pourquoi ? Je n’en sais strictement rien. C’était comme ça, point barre. Une attirance inexplicable. Et c’est la musique qui a été le fil conducteur. J’y reviendrai.

Comme la plupart des mecs, j’aime le foot. Et il vaut mieux aimer le foot en Angleterre. George Best le nord irlandais, Kevin Keegan, Garry Lineker alias « la classe », Steven Gerrard, le héros de Liverpool, Roby Keane l’irlandais, figure de Manchester United… Le foot en Grande Bretagne, c’est une religion. Il y a les Firms, des clubs de supporters avec leurs hooligans et tous les week-ends, ils se mettent sur la gueule avec une autre bande. Tout est codifié, il y a une hiérarchie, certains sont craints, comme ces furieux de Millwall ou de Peckham, d’autres sont respectés comme West Ham. De toute façon Millwall a une équipe de merde, c’est pour ça qu’ils l’ont mauvaise.

George (the) Best

Alors me voilà, simple réceptionniste dans un hôtel trois étoiles près de Montpellier. Et en ce jour de juillet 2001, je reste pensif devant l’écran des réservations. J’insère une disquette dans l’ordinateur, ouvre ma boite mail et envoie mon CV à une agence anglaise : « ready steady staff ». Comme la plupart des immigrés. J’allais trouver un nouveau job, et qui sait, plus tard, revenir en héros, la fortune faite, la tête haute…

En août le type de l’agence, un français, me contacte. Il me dit qu’il a trois entretiens pour moi. Un à Reading, un autre à côté de Guilford et un troisième dans la même zone. Je donne ma lettre de démission à mon employeur. Le 9 septembre je prépare mes affaires. Je pars le 10 septembre 2001 à 4h30 du matin. La voiture pleine avec mes fringues, des bouquins, des CDs et 200 francs en poche, direction Calais, au départ de Sète partant pour l’inconnu, sans avoir une place sûre, juste des entretiens… Un bref coup d’œil sur ma vie et la sensation nette d’avoir toujours été en partance. J’étais un nomade.

J’arrive à Calais vers 19h00. Je loupe le premier ferry. J’en prends un autre, vers 23h00. Je m’endors sur une banquette. Je me réveille en sursaut à Douvres. Il ne reste que ma voiture sur le pont.  En sortant du ferry, les « customs » anglais m’arrêtent. Ils me demandent si j’ai des produits illicites, où je vais, ce que je viens faire en Angleterre, comme si je venais de l’autre bout du monde. Ils me laissent passer après avoir fouillé toute la voiture. Bienvenue au Royaume Uni. Je prends la route direction Reading. J’allume la radio. Les Kinks… et là je réalise que j’y suis. Je plane au volant, il est presque minuit, la carte sur le siège conducteur. La A20 jusqu’à Folkestone, puis la M20 jusqu’à la M25, « the Orbital », le périphérique londonien. Puis la M4, The West, Slough, Maidenhead, Wockinghamet enfin Reading. J’arrive vers 2 heures du matin, enivré de fatigue, à la recherche d’un mythe, d’une idole perdue et d’un rêve que jamais je ne retrouverai…

Me voici donc au Wokefield executive centre. En pleine cambrousse. Un veilleur de nuit sud-africain me reçoit, il ne me trouve pas dans ses fiches. Il marmonne quelque chose. Son accent afrikaner est incompréhensible. Dans deux semaines il me dira que c’était dur de quitter l’Afrique du Sud à cause de ces putains de noirs. Je ne lui adresserai plus jamais la parole.

Je lui tends ma convocation pour l’entretien du lendemain. Il me donne une chambre, la 110. J’y pose mon barda, prend une douche et me couche direct.

Je me lève vers 9 heures. Le calme de la nuit a laissé place à un brouhaha indescriptible. Des hommes d’affaire s’affairent, des business women, en tailleurs et en pantalon stylé à la Jacky Brown, portables en main, se pressent à la réception pour connaitre le lieu de telle conférence, telle réunion. Des personnes âgées, serveuses, la retraite doit être à 80 ans dans ce pays, poussent un trolley avec café, thé, chocolat, viennoiserie. Tout le monde sourit. J’ai l’impression d’émerger dans un monde merveilleux, une série américaine, un film.

J’ai rendez-vous pour ma part avec Sheryl, la responsable de réception. Elle a dix ans de moins que moi. Elle est écossaise, son accent est aussi fort qu’un, voyons, comment dire, qu’un marseillais ou qu’un sétois pur jus, aussi prononcé. Je fais des efforts surhumains pour la comprendre. Durant les cinq premières minutes, mon univers s’effondre, moi qui pensais être le cador de l’anglais, je reste là, impuissant, comme un débutant. Je fais de mon mieux. Le job proposé est réceptionniste dans un centre de conférence. Plus de 300 chambres, des salles de réunion, deux restaurants, un parcours de golf réputé et dans le hall immense, en déco, un vieux tramway restauré, magnifique, où certains businessmen aiment se retrouver en intimité pour discuter de certains contrats. Le poste est nourri logé et c’est ma priorité. Le salaire proposé est de 12.000 pounds par an. Une misère, mais j’étais un gros béta naïf, je ne le savais pas. Au Royaume Uni, le salaire est toujours annoncé brut et à l’année. Je visite le domaine. C’est somptueux. J’en prends plein les yeux. Il ne manque plus que le sourire de Mary Poppins.

Je mange sur place, en invité. Vers 14h00, je prends la voiture et me rends à Guilford. Je n’ai pas de GPS, j’ai juste une carte qu’un touriste anglais m’avait donnée lorsque j’étais en France. J’arrive au Lythe Hill Hotel. Deuxième entretien d’embauche. Ça se passe bien. Pareil, poste nourri logé.

Je sors vers 15h00, je balaye les stations radio pour me changer de mes CD. Flash spécial sur BBC1.  La tour 1 s’effondre. J’ai dû louper un épisode. Attentat ? Un avion se serait craché sur le World Trade Center. Une nouvelle alarmante parmi tant d’autres sur le moment. Puis, ça s’étend, se démultiplie en quelques heures, prend l’effet d’une bombe, et capte toute l’attention du public. Et alors que tout le monde continuait au bout de 24 heures à se répandre en larme et en émotions forcées, personne ne se posait la question suivante : Pourquoi ? Qui ? Comment ? Quel financement ?

Le lendemain de l’attentat, la vision de la veille avait laissé la place à une tristesse palpable. Nous avons eu droit à une minute de silence, tout le monde s’est arrêté, figé, comme des statuts. Mon dieu ce que je peux haïr ces communions collectives où celui qui aura l’air le plus triste gagnera une médaille.

On me prenait comme réceptionniste dans les deux hôtels. J’ai choisi celui de Reading. Three Miles Cross here I am

Au bout d’une semaine, je déménageais dans une staff house. Petite maison coquette avec son back garden, son jardin de derrière. A l’intérieur c’était l’auberge espagnole. Espagne, France, Chine cohabitaient dans un joyeux bordel semi organisé. Les week-ends étaient réservés à deux ou trois potes anglais et écossais. Ou avec la voisine d’origine indienne, avocate. Et puis je me suis mis à les fréquenter plus fréquemment.

Un lundi matin, je crois, 8 jours après mon arrivée, sur le vélo, dans la salle de gym de l’hôtel, j’écoute les nouvelles sur Sky, la chaine pourrie. Et tout en écoutant, je réalise que je comprends absolument tout ! j’ai une sensation étrange d’écouter les infos en français où tu n’as qu’à tendre l’oreille pour comprendre. Tout est devenu magique. J’avais désormais deux mondes bien distincts. Un luxe incomparable. Une richesse inégalée. Le client vient de Newcastle ? pas de problème, on parle le Jordy à la réception. Fort accent Cockney de Londres ? fastoche ! Brummie de Birmingham ? magnifique ! Mais le vrai challenge c’est l’accent de Glasgow, le Glaswegian. Et heureusement que ma responsable venait de Glasgow. Même si elle prenait du MDMA ou se faisait une trace avant d’attaquer le taf. C’était un roc. She was a cracker. Un jour un des jardiniers un peu éméché et assez jeune l’a traitée de pute. Elle lui a mis une droite et il a littéralement volé sur trois mètres. Heureusement que nous l’avons arrêtée, le pauvre diable aurait terminé avec des séquelles. C’est en parlant avec elle, souvent après le shift autour de quelques pintes, qu’elle m’initiât aux subtilités de l’accent écossais. Le plus beau, le plus noble, le plus profond. Les R enroulés, la déformation de certaines prononciations comme pour le mot TIME, le son [aï] devient quasi un [è] et cette musique si différente de celle que l’on entend dans la rue. Ça y est, j’étais équipé sur le plan linguistique. Je pouvais observer et surtout écouter.

Octobre, élu employé du mois. Ma photo dans le hall où passent plus de 600 personnes jours. Je suis mort de rire.

Dans cette bonbonnière, je remarque le ton enfantin dans leur conversation. Tous les matins, c’était : Hello sweety pie… ou bien Hi sweetheart suivi de You ‘re all right luv’ ? Je me vois en France dire bonjour aux autres employés en leur disant salut ma douce tarte ou cœur doux, tu vas bien ? Premier choc culturel. Autre détail marquant : pour évaluer nos capacités au travail, il y avait ce jeu, avec un serpent dessiné et une échelle. Up the ladder down the snake… le but du jeu étant de grimper à l’échelle en répondant à des questions toutes aussi crétines les unes que les autres ou en effectuant des opérations sensibles à la réception comme le change, le truc bateau pour n’importe quel réceptionniste. Enfin pas tous. Il y en avait une qui visiblement n’avait pas été introduite sur les subtilités du taux de change et des fluctuations monétaires. Et un jour, alors que je m’escrimais à trouver d’où venait cette somme de £123.50 manquante, et qu’un détail m’intriguait au niveau d’une transaction euro-livres, où visiblement, au lieu de diviser, la réceptionniste a multiplié, donnant ainsi plus au client, je demande qui a effectué cette transaction grotesque ? Le stagiaire chinois à côté de moi la pointe du doigt avec un sourire narquois, comme à son habitude. Il est content, il va se passer quelque chose. Etrange d’observer in vivo un jeune homme de 20 ans avec la même mentalité qu’un gamin de 10 ans… J’appelle l’infortunée réceptionniste. Elle est d’origine grecque, mais a vécu toute sa vie aux Etats-Unis. Je me disais aussi, il y a une explication à ce handicap. Je lui demande quelle opération je dois effectuer si je veux changer mes euros en livres ? Et là, dans son regard le vide intersidéral s’installe. Son château de fée s’écroule, elle est prise de tremblement, comme une petite fille de huit ans qui a fait une GROSSE bêtise. Je vois mon fils, âgé de 5 ans, en face de moi, right in front of me. Pareil.  Et elle commence à sangloter. Et je la regarde, littéralement halluciné. En France, elle n’aurait pas tenu deux jours. Je lui ai dit de s’asseoir, je lui ai expliqué calmement quelle transaction il fallait faire et pourquoi il fallait la faire comme ça et dommage, je n’avais plus de lolly pop à lui donner.

Et tout autour de moi, toutes ces galipettes, tout le monde souriant, le manège enchanté. Alors qu’en fait il était proprement infect. Fait d’hypocrisie, de naïveté et d’ignorance.

Une autre anecdote non négligeable sur l’ordre préétabli des classes sociales. Durant ma pause alors que je lisais un article du Guardian, Dorothy, le dragon quinquagénaire du desk me regarde et me demande si j’arrive à comprendre l’article que je lis. Je la regarde effarée en lui disant que je lisais le Guardian quasi tous les jours. Ce qui signifiait qu’un réceptionniste en Angleterre n’était pas à même de comprendre les finesses journalistiques des reporters du Guardian. Comme dans une fourmilière, chacun son rôle, chacun sa place. Il n’y a qu’au pub où les différences s’effacent pour un court instant. Le temps de 5 ou 6 pintes et quelques shots. Celui où tu vas croire qu’on est tous égaux.

Les bons côtés quand même, il y en a. C’est durant ces moments de détente dans ce temple qu’est le pub, que tu peux séparer le grain de l’ivraie. Tu vas rencontrer un ou deux types sympas et intéressants, avec cet humour anglais si sarcastique et partir sur des discussions qui t’emmèneront jusqu’à l’aube. Tu veux revoir les Monty Python ? Tu vas au pub. Le mien c’était The Swan, le Cygne. La patronne, Jenny, une vraie mère pour tous les saoulards du quartier. Avec sa chevelure longue jusqu’aux fesses, son sourire radieux et ses longues mains fines, elle faisait vivre son pub, le seul lieu en Angleterre à conserver le peu de tissu social qu’il reste. Il y avait un habitué des lieux. Un agent immobilier approchant de la soixantaine. Il nous dit, la pinte à la main : « Je suis sûr que le hollandais n’est pas une vraie langue, ce n’est pas possible. Je suis certain que même les hollandais inventent des mots pour faire croire qu’ils ont une langue normale ». Après il prenait une gratte et ils chantaient tous à tue-tête « Home coming queen ». Ah le pub…

Et puis la discipline innée, c’est quand même agréable, des files d’attente droites, rectilignes, dans un calme absolu, même à minuit à Soho, saouls comme une barrique, ils respectent la queue. Les automobilistes s’arrêtent au passage piéton signalé par une lumière orangée clignotante sans oublier les bonnes manières. Tu ne lâches pas fuck comme ça au pub gratuitement, tu ne le dis pas. C’est tout. Sauf après un match de foot France Angleterre où les Bleus ont la mauvaise idée de l’emporter sans penser aux conséquences psychologiques inouïes que cela peut avoir sur les trois quarts de la population.

Voilà, en un an dans cette ville de Reading, j’avais l’Angleterre en miniature.

Un monde assez cul-cul la praline, avec ce contraste saisissant entre décor glauque et joie de vivre pour certains, décor glauque et vie glauque pour d’autres. Des inégalités, forcément dans un pays libéral où règne une folie consumériste résolument malsaine. Des strings pour gamines de 8 ans, faut le faire quand même, surtout lorsqu’ils ont le Children act, une loi infecte pour les familles, votée en 1980, sous Thatcher bien entendu. Mettons tu as deux enfants. L’un se chamaille avec l’autre. L’instit va demander à l’un, qu’est-ce qu’il se passe ? l’autre répond ben il m’a poursuivi hier soir dans la maison avec le manche à balai. Le prof appelle le Social service, deux agents sociaux se pointent le lendemain et te retire la garde des enfants qui sont conduits dans une famille d’accueil. C’est arrivé à un français avec ses deux filles. Je crois qu’il a mis un an pour les récupérer, en opération commando. Par la voie légale ce n’était juste pas possible.

C’est durant cette première année écoulée où je voyais déjà les prémices d’une fracture entre l’UE et le Royaume Uni. En 2001 la bataille faisait rage entre ceux qui voulaient rejoindre la zone Euro et ceux qui voulaient garder la Livre. Partout, on voyait des autocollants Ukippour You Keep. Gardez la Livre ! Ce qui semblait logique, en particulier quand ta monnaie vaut 1.70€. Le labour alors en place avec Tony Blair, le loup déguisé en agneau, fait campagne pour l’Euro et les conservateurs se déchirent. Les rôles s’inverseront après 2010.

Mais il n’y avait pas que la monnaie. La fracture était bien plus profonde, ancrée dans le peuple et les classes populaires anglaises, les laissés pour compte de la mondialisation. Ils ne voyaient pas d’un bon œil autant de français, d’espagnols, d’italiens, de grecs et de portugais débarquer dans leur pays pour y travailler. Ils ne nous aimaient pas, ils nous toléraient, point barre. Durant un break, en salle de pause, je bois un café et discute en espagnol avec mon pote galicien. En face de nous, trois femmes de ménage locales qui nous scrutent et l’une, à bout, nous sort froidement, comme un ordre : English please. En gros, tu ne peux pas parler une autre langue que l’anglais. Parce qu’ils n’y comprennent rien. Et ça, les britishs, ils ne peuvent pas le supporter. C’est viscéral. Ils en ont peur pour la bonne et simple raison qu’ils ont l’impression que l’on parle d’eux ou que l’on complote contre eux. La paranoïa, l’autre fléau du monde anglo-saxon.

En août 2002, Au bout d’un an de bons et loyaux services donnés à Initial Style Ltd., je décide de chercher un autre job, si possible évolutif. J’appelle l’agence de recrutement qui m’a trouvé le poste à Wokefield. Je tombe sur le manager. Je le connais, nous nous entendons bien. De toute façon il n’a entendu que des éloges sur moi. Il me dit qu’il a dû se débarrasser d’Arnaud, et que franchement, il n’était pas prêt à employer des français. Mais, believe it or not, je connais un français qui a une agence de recrutement spécialisée dans l’hôtellerie de luxe, il recherche quelqu’un, appelle-le.

Je l’appelle. Ça colle. On prend rencart, je fais un ou deux essais, il me dit, c’est bon pour moi. Il annonce le salaire, plus primes sur les placements de candidats. Ma vie était en train de changer. Je tournais une page.

En novembre on bougeait à Exeter. Ça me faisait royalement chier mais c’était comme ça. Mon amie Lynda, barmaid quinqua, marquée par les voyages, la musique, le vin et quelques drogues dites récréatives, au cœur gros comme ça, m’avait dit, l’air pensive, Exeter is… comfortable… Ce qui voulait dire dans son langage :  ah mon dieu, quelle ville glauque.

Exeter se situe dans le Devon. C’est vert, c’est beau, c’est calme. Trop calme.

Bien évidemment, je n’avais pas de logement sur place, je restais donc chez mon employeur qui venait de revendre sa maison à Reading pour acquérir une baraque de bourgeois de 200 m2. J’ai dormi dans une espèce de studio, juste pour le mois de décembre. Donc tous les jours, je prenais mon vélo, arpentais les rues de Topsham, petite bourgade mignonne et insignifiante, où bien entendu les loyers dépassaient tout entendement. Même dans les bleds, tout est cher dans le sud de l’Angleterre. Si tu veux du loyer sympa, tu dois monter t’exiler sur les terres joyeuses du Chechire, ou de certaines banlieues pourries de Manchester,ou à Kikcaldy, en Ecosse, là-bas, sur la côte Est industrielle où le ciel se confond avec une mer trouble et grise, les loyers sont bon marché, comme l’héroïne.

Je me rends donc à Exeter, et miracle, je trouve un taudis à 250£ par mois. Le compteur électrique est payant, tu dois mettre une pièce de 1£ pour que ça fonctionne. C’est la première fois que je voyais ça. T’as vraiment pas intérêt à oublier la lumière en sortant. Mon proprio est un sikh, un indien avec un turban sur la tête. Il y a le grand père, le père et le fils. Ils ont une épicerie et quelques cinquante piaules à louer, la plupart sont des taudis qu’ils louent à des chinois qui acceptent n’importe quoi. Vu que personne ne se plaint, il ne faut pas s’attendre à une amélioration quelconque. A ce prix ça fait cher le taudis… mais ça reste compétitif.

Le proprio me dit que la chambre est dispo pour janvier. Ça colle pour moi.

J’annonce ça au boss, il est super content. On fête ça. Ah le boss… Il est arrivé en Angleterre au début des années 70 avec un CAP de boucher charcutier traiteur. Il a commencé comme commis de cuisine dans le premier étoilé Michelin de Londres, le Gavroche, quand la notion de cuisine en UK était quasi inexistante. Les spécialités se résumaient au fish and chips, beans on toasts et les œufs nageant dans l’huile pour le Breakfast. Le soir quelques biscuit, c’est le houblon qui l’emporte. Puis, dans les années 80 il a ouvert son restaurant, a gardé une étoile Michelin pendant cinq ans au moins, et puis les gars du guide rouge se sont pointés. Il n’était pas dans son jour. Ils ont commencé à lui dire deux trois trucs qui visiblement n’était pas de leur goût. Il leur dit qu’il les emmerde. Qu’il n’a pas besoin d’eux, qu’il a été élu meilleur restaurant d’Angleterre par le Telegraph et que son C.A. vient de sa 3èmeRosette du guide AA britannique, l’équivalent du guide rouge. So fuck off Michelin ! Après ça il a vendu son resto et ouvert son agence de recrutement.

Une aprème alors que la pluie s’abattait sans cesse sur la vitre du bureau, je lui demandais : « Boss, comment vous avez fait pour financer votre premier resto ? » Il a rigolé et m’a dit : je suis allé chez le bookie dans Chinatown à Londres, dans un de ces tripots illégaux et j’ai gagné 50.000 livres » …

Il est marié à un dragon. Barbara. Une irlandaise, rousse, mince, avec comment dire, une forte personnalité. Quelque chose de calculateur, manipulateur et orgueilleuse avec ça. Elle est restée cool avec moi. De toute façon, ils restaient tous cool avec moi. Parce que j’étais neutre. Absolument neutre, la meilleure tactique à adopter en terra incognita, à savoir au sein d’une famille franco-irlandaise reconstituée. Elle avait 3 enfants d’une première union, Natacha un peu trop allumeuse, elle tu la voyais venir à 3 kilomètres à la ronde, sa mère devait la recadrer toutes les 10 minutes. Luke, un ado, à découvrir tant il détonnait dans cette famille. Il avait de la sensibilité et une intelligence fine qui ne demandait qu’à être polie. Le plus âgé, grand con, brillant, mais con. Fréquentant ceux qu’il ne fallait pas fréquenter, il se préparait à une longue vie d’errance et de misère, rejeté par sa mère qui ne voulait plus le voir, la drogue, les mauvais coups. Un jeune de 18 ans en Angleterre dans les années 2000. Et ils étaient nombreux dans ce cas. Cette société était malade.

JPV