Elégiaque du « Zeitgeist »

Elégiaque du « Zeitgeist » : Maître Gims et Jean-Jacques Goldman

 

1marcoRien ne prête autant au classement normatif que la musique. Tout le monde a un jour employé l’expression « musique de merde », pour désigner une partie, une partie seulement, de la musique qu’il ou elle n’écoute pas. L’adolescence est un âge de prédilection pour dicter l’inacceptable, affermir les goûts. Sans doute parce que c’est l’âge de formation des identités sociales, l’âge où la conscience s’éveille aux rails qui nous déterminent autant qu’aux possibilités qui s’ouvrent. C’est le temps de l’anonyme homogène des cours de lycée, qui nous convoque paradoxalement à la singularité, cet âge où il faut être comme tout le monde et comme personne, cet âge où il faudra bien passer entre les gouttes de l’élimination scolaire et qu’une fille nous choisisse pour on ne sait quel charme qu’elle aura trouvé unique. Les marqueurs musicaux sont alors bien utiles, à se fondre dans une norme et s’écarter d’une autre.

Lorsque je portais le duvet sublabial, l’inacceptable, c’était à la fois la variété dansante, la new wave de pédés tristes type Depeche Mode, Tears for Fears, Frankie Goes to Hollywood, et les dégueulis mous de hippies parfumés à l’eucalyptus : Thiefaine, Dire Straits, Genesis. À cela s’ajoutait toute la discographie des copines de ma mère, Joan Baez, Cat Stevens et leur cohorte dégénérée et pleurnicharde. La peste soit d’Alain Souchon, figure du mal absolu. Le bonhomme frisé qui chante les yeux fermés, avec les deux premières phalanges de chaque main coincées dans les poches de son jean trop serré…

C’est la dernière pierre avant l’abîme. Au-delà gît le septième cercle de l’enfer, un endroit d’où s’échappent des volutes de souffre empoisonné, un lieu que les monstres infernaux eux-mêmes n’osent pas explorer. Un territoire situé au septentrion de l’archipel des Michel(le)s : Sardou, Delpech, Torr, Fugain. Cet endroit interdit, c’était Francis Cabrel et Jean-Jacques Goldman.

Sauf que ces deux artistes (ouf, des gouttes d’acide sourdent du clavier pour vous brûler les doigts, d’écrire ça…), ces deux artistes, donc, ont sincèrement ému des millions de personnes, ils ont participé à l’histoire de la musique populaire.

N’y aurait-il aucune hiérarchie ? Devrais-je douter de mes goûts, pour suivre docilement la foule moutonnière qui écoute ce qu’on lui dit d’écouter ? Dois-je au contraire me conforter dans ma quête d’excellence, tout en sachant que je n’ai aucune qualification de maître-nageur en esthétique acoustique ? D’ailleurs, en matière de créativité, d’esthétique, l’idée d’un classement est saugrenue. Il n’est ni instrument de mesure de la qualité musicale, ni échelle de valeur, qui permette de définir ce qu’est une bonne ou une mauvaise musique.

Si les classements avaient un sens l’Eurovision aurait plus fière allure.

Les musiciens qui accompagnaient Bonaparte en Egypte considéraient que les musiciens Egyptiens « jouaient faux », parce qu’ils utilisaient des variations en quart de ton, alors qu’en occident, les variations entre deux notes, entre les deux touches contiguës d’un piano, sont d’un demi-ton. Même si en réalité, le demi-ton diatonique mesure 4 commas, alors que le demi-ton chromatique en mesure 5, ce qui nous distingue de l’époque mésotonique baroque, où le demi-ton diatonique était plus  « grand » que le chromatique, mais nous nous égarons…

Bref, les musiciens de Napoléon pensaient tout bonnement que la musique orientale était tout bonnement fausse. Par exemple : celle-ci.

Dans la même veine, Theodor Adorno, l’un des tout grands philosophes du XXe siècle, considérait que le jazz était une musique factice, l’opium du peuple, une esthétique facile fabriquée par l’industrie du disque, pour écouler ses produits. Exactement ce qui peut être reproché aujourd’hui à l’industrie musicale des major compagnies. Il vénérait à l’opposé la musique d’Arnold Schoenberg, plus conforme à sa philosophie et à peu près aussi difficile à appréhender.

Par vigilance face à l’industrie culturelle, Adorno a raté Billie Holiday, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk tout comme les musiciens bonapartistes avaient raté les raffinements de la musique orientale. La « musique de merde » de tous ces savants est aujourd’hui rangée au Panthéon de la musique mondiale.

Mes grands-parents se sont trompés sur Elvis Presley, mes parents se sont trompés sur Dead Kennedy’s ou Public Enemy, peut-être que je me trompe sur Black M ou Bigflo & Oli, un simple mouvement réactionnaire, signal précoce de vieillissement, aussi sûr que la presbytie ou l’embonpoint épanoui qui étire désormais les pans de ma chemise… Mais peut-être aussi que j’ai simplement raison, et que ce n’est vraiment pas bon. Bigre, comment savoir…

Peu importe, finalement. L’enjeu est de déconstruire cette étrange équation entre musique mésestimable et succès populaire. D’autant que la musique propose toujours un espace de rassemblement. Et d’expérience des contraires : un espace de réconciliation du corps et de l’esprit, un espace de fête partagée et de recueillement intime, un espace à la fois débridé et codé socialement. La musique est à la fois une prière et un commerce. Elle est un art facile à aborder, qui demande peu de concentration, à la différence de la lecture par exemple ; on peut continuer à discuter pendant qu’une chanson crachote sur le tourne-disque du salon. Mais c’est aussi le plus savant des arts, qui sait produire des cathédrales immatérielles, des dentelles de son. La musique reflète des expériences très simples : la durée d’un son, sa fréquence (plus ou moins aiguë ou grave), l’addition de plusieurs sons. Le rythme aussi, cette étrange pulsation cardiaque qui insuffle vie aux notes. L’écriture musicale n’est qu’une codification d’expériences sensorielles. En orthographe, il n’y a aucune raison pour que « o » et « u » écrivent ensemble le son « ou », il n’y a pas de lien entre le signe et le sens. En musique une note désigne une durée et une fréquence, basta. C’est un art immédiat et ambivalent. Tout cela appelle à beaucoup de paix, beaucoup de partage, de générosité, de sincérité, de mystère, de poésie.

Et pourtant, on classe. On aime, on déteste. On juge. Tous. Pourquoi ?

 

L’étendard et l’obscène

2marcoLa musique rassemble, certes, mais elle sert aussi à définir des groupes sociaux. Elle unifie à l’intérieur du groupe et elle aide à distinguer les groupes entre eux, particulièrement dans une société où le récit collectif sur les classes sociales s’estompe, le récit collectif sur l’histoire et le mythe national s’estompe, où la mondialisation propose un tourbillon global et où, pourtant, chacun a peur de son voisin, de plus en plus. Les rockers, les mods, les skins, les rappeurs, les batcaves, les hardos, les hippies, les rastas, les teufeurs… Tous se réunissent autour d’un étendard musical spécifique qui marque une différence aux autres. Bien sûr, à l’échelle individuelle, chacun évite de coller à l’imbécillité d’un stigmate d’appartenance trop marquée. « Oh moi, j’écoute un peu de tout ». Sauf de la musique de merde, bien sûr. C’est-à-dire : tout, sauf la musique qui sert d’étendard à des groupes sociaux dont je souhaite me démarquer. Et pire que tout : la musique qui ne sert pas d’étendard.

Ce qui me gênait, chez Francis Cabrel et Jean-Jacques Goldman, c’était leur esthétique obscène : l’exhibition de bons sentiments, d’harmonies convenues, de choix bâtards, passés à la vaseline des modes du moment. Une sorte de choucroute charcutière, sur laquelle il aurait un « amour » baveux écrit à la chantilly, finirait de fondre en prime time sur TF1 au profit de l’abolition de la misère.

Le rap prenait la relève du reggae de Steel Pulse, comme musique du ghetto, le punk était la musique des squats, les chansons tragiques de Joy Division ou The Cure étaient l’incarnation musicale de la grisaille des années Thatcher en Angleterre. La musique était la vérité de quelque chose. Le propre de l’art n’est pas d’être sincère, mais d’être vrai.

La sincérité, c’est un renvoi obscène que tu peux réserver à ton psy. C’est une prise d’otage narcissique et dégueulasse que d’exhiber tes recoins intimes, Francis Cabrel. En plus avec ce maniérisme qui fait ressembler tes chansons à des gâteaux crémeux de mariage américain.

Nous, ce qu’on partage, ce sont des vérités collectives, le son d’un moment, le son d’un lieu, le son d’une manière de vivre. La musique est la vérité de ce temps, de ce lieu, de cette vie.

La musique mièvre, qui se présente comme nue, affranchie de tout contexte, est littéralement ob-scène, hors de toute scène. Elle n’est la vérité de rien.

 

Les paradoxes de l’historicité

Or justement, cette impression, qui me traverse si fortement, est fausse. La musique populaire est la vérité de millions de gens. J’étais persuadé que Maître Gims, star absolue des cours de récré, était une nouvelle Dorothée, une distraction pour enfant. Et je découvre par hasard une lettre écrite par la maman d’un jeune truand marseillais, abattu récemment, où elle explique combien son fils écoutait Maître Gims en boucle, à mesure qu’il sentait la fin approcher, à quel point ces plaintes oniriques, chaotiques et grammaticalement incertaines étaient pour son fils le son de la vérité du moment, ce que les philosophes allemands appellent le Zeitgeist : littéralement, l’esprit du temps.

Jean-Jacques Goldman et Maître Gims captent quelque chose de l’esprit du temps, non réductible aux étendards. Une esthétique qui assume la joliesse, la facilité. Une esthétique esthétisante que refuse la scène underground, toujours imprégnée par l’effort de rupture dans l’art. Le néo-classicisme de la renaissance, l’arrachement impressionniste à l’art officiel, le sursaut surréaliste, celui du nouveau roman, celui de l’autofiction. Le surgissement du rock, le surgissement du folk, celui du funk, celui du rap, de l’électro. La scène underground vit l’histoire comme une série de ruptures, comme des différences de potentiel. Les vedettes pop portent un air du temps qui n’est une réaction à rien, mais qui incarne justement en cela, une certaine vérité du temps, suffisamment pour traverser massivement la population. Les courants musicaux plus radicaux qui se positionnent en rupture, s’inscrivent dans une historicité, un récit sur les enchaînements. Ils cultivent d’ailleurs à l’égard de leur propre histoire des dictionnaires, des expositions, des documentaires, qui contribuent à cette historicisation. La musique a-historique, celle qui ne réagit à rien, n’annonce rien de neuf est paradoxalement, celle qui s’infiltre partout et finit par incarner une époque. Claude François et Joe Dassin deviennent paradoxalement la mer de sons du temps présent des années 70’s. Et lorsque sont familièrement évoqués les sons 80’s, il ne s’agit pas des Bérurier Noir ou de Public Enemy, mais plus probablement du très pénible Rectangle de Jacno, de la bande originale de Midnight express composée par le grand malade Giorgio Moroder, ou des immortels succès de la variété italienne.

Bon, Francis Cabrel et Jean-Jacques Goldman, c’est trop tard, je ne peux pas. Je ne trouve aucune excuse aux arpèges ruraux et aux rimes de ménestrel du premier, ni à la voix égrillarde, aux back voices et aux solos du second. Je suis bloqué, je suis fabriqué avec ça. Mais pour les autres, les nouveaux, dont les rimes m’écorchent les oreilles et dont l’absence d’effort narratif rend le propos… hem… difficile d’accès… allez… je peux admettre que tout classement relève d’un effort d’analyse finalement paresseux. En matière de critique musicale, il peut parfois être opportun d’appliquer la très sage recommandation de Spinoza : « rester vigilant à soi-même et tolérant aux autres ».

Vas-y ma fille, remets-nous des glaçons, remets-nous Soprano

 

Sous Commandant Marco