rose darwinTout le monde connaît Darwin. Il n’est pas tout à fait l’inventeur de la théorie de l’évolution (mot qu’il n’emploie pas), mais il appartient à une communauté scientifique qui, au milieu du 19e siècle, découvre la variabilité des espèces. Les hommes, les animaux, les plantes… de tout ce qui vit sur la planète aucun n’est né de la glaise divine pour demeurer inchangé, n’en déplaise aux créationnistes. Dans cette histoire, l’apport de Darwin est double. D’abord, donc, repérer des variations des individus dans les espèces ; celles-ci ne sont ni homogènes ni figées. Ensuite, proposer un mécanisme pour expliquer ce phénomène de variation : c’est la lutte pour « l’existence à laquelle sont soumis tous les êtres organisés dans l’univers » et la sélection naturelle qui en découle. L’idée est assez simple — pour ne pas dire simpliste. Dans une même espèce, les individus sont trop nombreux et/ou en butte à des conditions trop rudes pour que tous survivent. Une inévitable lutte pour l’existence s’impose, enjeu de la compétition ou de la concurrence entre les individus d’une espèce, explique Darwin. Ceux qui sont les mieux adaptés auront plus de chances de durer, de se reproduire et ainsi de transmettre aux générations suivantes leurs gènes de gros winner. Les plus performants sont les plus coriaces, ils disposent d’avantages compétitifs dans la lutte qui conduit à « l’amélioration de chaque être ». À la fin, que le meilleur gagne !

vert kropotpetitAvec Darwin, donc, nous nous sommes collectivement convaincus que le moteur de l’évolution est la compétition. Le naturaliste révélait le grand secret de la nature et du vivant, un principe explicatif qui allait non seulement éclairer l’ordre naturel mais aussi ordonner les rapports sociaux humains. C’est ici qu’il nous faut dire quelques mots d’un affreux bonhomme[1], l’un des premiers sociologues, contemporain de Darwin, Herbert Spencer, connu pour avoir été le promoteur du darwinisme social. Cette doctrine applique aux sociétés humaines le principe de la sélection naturelle. L’évolution des hommes se fait à la faveur de la compétition des individus entre eux. Cette lutte est un mécanisme sélectif. L’élimination des plus faibles se fait au profit de la « survivance du plus apte », avec pour conséquence logique que tous les dispositifs de protection sociale — et notamment ceux de l’État — font obstacle à l’amélioration de l’espèce. Voilà comment une théorie de l’évolution biologique s’est trouvée justifier le libéralisme le plus sauvage, et peut importe par ailleurs que Darwin lui-même y ait été hostile. Ce qui est central, à mon sens, c’est qu’en « biologisant » la compétition, Darwin a permis à ce principe de gagner la bataille des esprits, et cela bien au-delà du cercle des libéraux : mécanisme naturel, la concurrence devient un principe légitime de tri social, laissant comme unique recours à ceux qui n’approuvent pas cette sauvagerie de l’ordre naturel de promouvoir des filets de secours offrant aux plus faibles une échappatoire à la sélection naturelle. À aucun moment, l’idée n’affleure que la solidarité est un principe tout aussi puissant que la concurrence. Non. La solidarité est toujours seconde, toujours incertaine, toujours menacée, toujours à défendre.

vert darwinTout le monde connaît Darwin, moins connaissent Kropotkine. Né en Russie, Pierre Alekseïevitch Kropotkine est un savant brassant biologie, géographie, zoologie ou encore géologie, et théoricien politique, notamment du communisme libertaire. Bien qu’il soit plus jeune que Darwin (il est né en 1842), il en est contemporain et c’est parce qu’il est choqué par la promotion de la compétition comme principe de l’élimination des moins aptes et facteur d’évolution qu’il va faire le travail inverse à celui de Darwin : « biologiser » l’entraide. C’est à la prison de Clairvaux, où il est enfermé après son arrestation et sa condamnation à Lyon comme agitateur anarchiste, qu’il cherche à réviser le principe de l’évolution par la compétition pour y ajouter celui de l’appui mutuel. Ainsi, sans nier la réalité ni l’efficacité de la compétition, Kropotkine soutient que l’entraide « est autant une loi de la nature » et qu’elle procure un avantage compétitif parfois plus décisif pour la survie des individus que la lutte réciproque (chap. I). Il arrive ainsi, et souvent, explique-t-il, que la nature avance plus efficacement par des mécanismes de coopération, qui permettent la survie d’un plus grand nombre d’individus, que par voie de concurrence qui repose sur leur élimination. Et si la nature privilégie la coopération, c’est parce que la lutte se paie cher ! Elle suppose en effet une dépense d’énergie et une mise en danger qui sont plus coûteux, en terme de survie, que l’accord mutuel. C’est bien l’argument de l’efficacité, et non celui de la morale, qui est mis en avant ici. Mais le plus simple, pour comprendre Kropotkine, c’est encore de l’écouter : « Fort heureusement la compétition n’est pas la règle dans le monde animal ni dans l’humanité. Elle est limitée chez les animaux à des périodes exceptionnelles, et la sélection naturelle trouve de bien meilleures occasions pour opérer. Des conditions meilleures sont créées par l’élimination de la concurrence au moyen de l’entr’aide et du soutien mutuel. Dans la grande lutte pour la vie – pour la plus grande plénitude et la plus grande intensité de vie, avec la moindre perte d’énergie – la sélection naturelle cherche toujours les moyens d’éviter la compétition autant que possible » (chap. II).

rose kropotpetitVoici établie la puissance coopérative comme avantage compétitif. La force de cette conception est qu’en établissant la solidarité comme un principe naturel ayant fait la preuve de son efficacité, il n’est pas nécessaire d’en faire une vertu, justifiée par la nécessité morale — et la mauvaise conscience, disait Nietzsche — de préserver les plus faibles. En l’état, chacun choisira pourquoi il veut mettre en avant l’entraide ; il pourra le faire pour des raisons compatibles avec la défense de ses intérêts, comme pour des raisons morales. Telle est la possibilité ouverte par Kropotkine, celle d’un combat commun entre ambitieux pragmatiques — qui se disent efficaces et réalistes — et idéalistes, qui voudraient œuvrer à la construction d’un monde moins âpre. Avec Kropotkine, la solidarité n’est plus seconde, elle n’est plus incertaine ou menacée. À ce point de la démonstration, on ne peut que se prendre à rêver… Tout le monde connaît Darwin, moins Kropotkine, mais sans doute le destin du monde aurait-il été différent si ses idées avaient eu plus d’audience : « « Pas de compétition ! La compétition est toujours nuisible à l’espèce et il y a de nombreux moyens de l’éviter », Telle est la tendance de la nature, non pas toujours pleinement réalisée, mais toujours présente. C’est le mot d’ordre que nous donnent le buisson, la forêt, la rivière, l’océan. « Unissez-vous ! Pratiquez l’entr’aide ! C’est le moyen le plus sûr pour donner à chacun et à tous la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique, intellectuel et moral »» (chap. II).

Gus

[1] L’honnêteté intellectuelle oblige à préciser qu’il se pourrait que Spencer n’ait pas été aussi affreux que l’histoire le veut. À verser au dossier de sa défense, la thèse du philosophe François-Xavier Heynen, Herbert Spencer, penseur paradoxal (L’Harmattan, 2014). Il y explique que pour Spencer, l’évolution de l’homme moderne — par opposition à l’homme de l’état de nature — repose sur son aptitude à la sociabilité également appelée sympathie et fondement de la possibilité du contrat.

La survie du meilleur son comme principe de composition musicale ? C’est DarwinTunes. Le projet est né dans le cerveau de chercheurs de l’Imperial College de Londres qui appliquent le principe de l’évolution et de la sélection [pas tout à fait] naturelle à la musique. Et, puisque ce sont les auditeurs qui sélectionnent c’est, au final, une musique hautement collaborative !

Bibliographie

Daniel Rubinstein et Michaël Confino, « Kropotkine savant [Vingt-cinq lettres inédites de Pierre Kropotkine à Marie Goldsmith, 27 juillet 1901-9 juillet 1915*] », In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 33 N°2-3. Avril-Septembre 1992. pp. 243-301.

Pierre Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902), Édition Alfred Costes, 1938. (Réédition de la Première édition française : 1906), trad. Louise Guieysse-Bréal. Disponible sur Wikisource.

Charles Darwin, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la Préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, trad. J.-J. Moulinié, Reinwald et Cie, Paris, 1873. Disponible sur Wikisource.