Chroniques milanaises

 Une série d’articles de Christophe Chigot, parti à la découverte des mouvements institutionnalistes en Italie. Comme en France, mais sûrement autrement, ces mouvements ont approché l’institution pour la déranger, la renverser, l’analyser avec ses protagonistes, en faire des objets politiques. Au programme, l’institution en négation de Basaglia et l’abolition de l’asile psychiatrique, le projet Olinda à Milan comme suite possible de l’abolition, Renato Curcio, l’institution totale, la prison, la socioanalyse narrative et bien d’autres pépites à se mettre dans la sandale.

 

8. Être fou, un truc à devenir dingue !

Eh bien voilà, nous sommes arrivés à cette dernière chronique. Septembre va finir et mon train en aura bientôt terminé avec les Alpes, nous arriverons bientôt à Turin. Je rentre à Milan, j’y habiterai désormais.

Je me penche sur mon journal de recherches, mon diario, et je me décide à y puiser plusieurs phrases qui parlent des fous, de la psychiatrie, milieu dans lequel j’ai baigné pendant cinq mois. J’en ressens le besoin. Ces phrases, je les ai écrites dans un tramway, à une terrasse de café, dans les bureaux d’Olinda – qui n’ont pas été repeints depuis la fermeture de l’asile et qui donnent comme un air soviétique à ce bâtiment administratif – dans un parc ou encore dans le train, comme aujourd’hui.

La folie, ce truc bizarre, m’a accompagné comme une question qui se déploie, qui se renouvelle à travers des lectures, des rencontres, des situations, des pensées qui s’écrivent, celles-ci :

Basaglia disait que sont classés dans la catégorie des fous, les prolétaires improductifs. Il disait qu’on les avait cachés dans des asiles-camps-de-concentration parce qu’ils sont contagieux, ils pourraient donner envie aux autres prolétaires de lever le pied sur la production… Imaginez !

Beaucoup de gens, souvent pauvres, ont été enfermés dans des asiles psychiatriques des dizaines d’années pour des comportements anormaux. L’institution asilaire s’est chargée ensuite de les rendre malades si ce n’était pas trop le cas. Elle les a dressés avec violence pour se comporter comme tels. Un an après l’ouverture de l’hôpital psychiatrique de Gorizia, celui qu’a fermé Basaglia, les trois-quarts des patients reprenaient une vie hors de l’asile, commençaient à se soigner, à aller beaucoup mieux.

Le festival organisé par Olinda (voir première chronique) s’appelle « Vu de près, personne n’est normal ». D’un certain côté, nous pourrions dire qu’être fou, c’est être anormal en sortant trop de la norme ou trop souvent ou trop visiblement.

Cependant, beaucoup de gens dits non-fous sont très anormaux. Ils peuvent soit le cacher et bâtir des cloisons étanches entre leur moment de folie et leurs moments de non-folie, soit ne pas le cacher et enfiler un costume qui leur permet de ne pas être embêtés : poète, pape, derviche tourneur, président des Etats-Unis, militaire ou encore cycliste[1].

La normalité est affaire de société, tout comme la folie.

Mais la limite de ce « Vu de près, personne n’est normal », c’est qu’être fou, c’est peut-être avant tout souffrir, souffrir de troubles psychiatriques, et de leurs conséquences. Souffrir comme souffre un malade, avoir mal, avoir besoin de soin. Et puis souffrir des conséquences d’être dans la catégorie fou, d’être dépendant des autres, d’être stigmatisé, souffrir de ne pas se considérer normal, vouloir l’être.

J’ai vu des fous qui ont accepté leur maladie, qui la connaissent, ont une vie qui va avec. Ils tentent d’avoir une vie-suffisamment-bonne et réussissent régulièrement, aussi bien que d’autres en tous cas.

Les fous ne sont pas plus dangereux que les gens dits non-fous. Sûrement moins même ! Eux, ils se soignent et ont rarement autant de pouvoir que les dits-non-fou.

Une des personnes les plus dangereuses au monde à son époque de gloire, décidait de déclencher une guerre en Libye tout en déclarant qu’il fallait enfermer les fous afin de protéger les gens. Une personne doublement dangereuse, donc.

Une partie des fous sont fous à la place des autres. Tentons de voir les situations absurdes et insupportables dans lesquelles nous vivons : des situations familiales, de travail, de sport, par exemple. Celui ou celle qui craque, qui « lâche la rampe », est-il plus fou ou plus folle que les autres ? Sa sensibilité n’est-elle pas beaucoup plus humaine ? N’est-ce pas être normal de réagir, de dire stop ?

Ou au contraire, ces dingues en tribu, qui s’obstinent jour après jour à ne rien changer, à tenir coûte que coûte, à fermer les yeux, à faire semblant que tout va bien, ne sont-ils pas des personnes qui auraient besoin de soin ?

Il semble que parfois la déclaration de folie d’un seul peut obliger les autres à ouvrir les yeux.

Parfois, non… ça peut être même au contraire (bien) pratique pour tout le monde d’avoir un fou qui cache la forêt.

Les fous ne sont pas que fous. Avoir des problèmes d’ordre psychiatrique ne résume pas une personne comme nous aurions tendance à nous en satisfaire. Par exemple, un fou peut parfois avoir fois des raisonnements parfaitement logiques et raisonnables qu’il serait bon d’entendre.

 

Christophe Chigot,

avec le soutien intransigeant de Bénédicte Geslin.

Dessins de Koursk.

 

[1] Comme votre humble serviteur.