Cher Connard le nouveau roman de Virginie Despentes ou l’art du contre-pied !
Cher connard. Chère « féministe hard-core ». Chère lectrice et cher lecteur. Cher toi. Cher rien.
Si jamais tu cherchais des racines structurelles au « patriarcat dans ce qu’il a de pathologique » qui gangrène nos sociétés depuis des lustres, Virginie Despentes te propose un début de réponse. Qui mérite d’être pensé et repensé en long en large et surtout en travers : la Guerre à répétition qui, de siècle en siècle, envoyait les hommes au front servir de chair à canon et les femmes à l’arrière s’occuper du foyer et des munitions.
Figeant ainsi dans les corps et dans la souffrance, les assignations de genre et les codes de conduite. Mais sans jamais oublier que :
« l’on attribue aux femmes la fragilité la douceur la délicatesse alors qu’elles accouchent en s’ouvrant le bassin en deux et qu’elles survivent aux guerres laissées seules dans des villes bombardées ».
Une fois que l’on a dit ça, c’est rendez-vous chacun.e dans sa tranchée ?
Non pas du tout. Et ne serait-ce parce que dans ce roman de correspondances, finalement de guerre il n’est que peu question ou juste en toile de fond. Certes l’heure est à la révolution #MeToo en période de pandémie, mais l’autrice va se positionner volontairement loin du tapage médiatique de masse et du grand n’importe quoi belliqueux en vogue sur les réseaux sociaux :
« les gens qui s’expriment essentiellement sur internet (…) ne sont pas là pour dialoguer ou se réconcilier ou tendre la main à qui que ce soit. Internet avant tout, c’est de la bile ».
Un Été Despentes Douce
Alors oui bien sûr, il y a des comptes à régler :
« J’écris un blog féministe depuis des années. J’ai l’habitude de vos raids haineux, de vos menaces de mort et de viol, vos commentaires sur la taille de mon cul et l’état déplorable de mon intelligence. J’ai l’habitude de votre rage masculine ».
Mais l’heure est plutôt à l’écoute et pourquoi pas, à un début de compréhension mutuelle. À une hypothétique rédemption ? De l’art du contre-pied comme on dit dans le monde du futebol. Et de là vient la surprise rapport au titre du livre, si tant est que l’on voulait le prendre au premier degré. Loin de la confrontation systématique – femen v/s machos misogynes, wokistes v/s conservateurs complotistes etc. pour schématiser – et surtout loin des raccourcis de langage évitant tout débat ; Virginie donne en effet naissance à des interlocuteurs (féminins comme masculins) qui vont prendre le temps de s’écrire, de se lire, de se répondre et peut-être in fine de se décoder.
Et elle le fait avec sa façon bien à elle d’habiter profondément ses personnages. De leur construire un « moi intérieur » incroyable de justesse, entre fanfaronnades et addictions, entre faiblesses et saines interrogations. Des personnages terriblement humains qui se débrouillent comme ils et elles peuvent, avec au choix : l’enfance, le vieillissement, la paternité, la dope, la notoriété, l’alcool, la solitude, la peur du virus et même la prise de poids :
« Est-ce que Robert de Niro a des larmes aux yeux quand il grimpe sur la balance ? Je ne crois pas. »
Histoires de vies. Comment décrocher de l’héroïne ou de l’alcool ? Comment décrocher de Facebook ou d’Instagram ? Comment décrocher des on-dit et des a priori ? Comment décrocher ? Et pour se raccrocher à quoi ?
Nous vivons certes un grand marasme (planétaire + existentiel !), mais d’entre ces lignes, c’est surtout de l’empathie et de la sincérité qui me semblent exhaler. Et même si elle les fustige, Virginie Despentes ne vous propose pas avec ce pamphlet une sorte d’élixir miracle, ni au patriarcat endémique, ni au capitalisme sauvage, ni à la domination en général. Ni à la crise de la cinquantaine et ni aux jeux du stade en direct du Metaverse ! Non, ici on célèbre plutôt le temps retrouvé de l’écriture et de la correspondance. De la parole et de l’écoute. Dans des réunions sur Zoom et chez les Narcotiques Anonymes. Alors laisse aller, c’est une valse. Et c’est peut-être aussi le sens de l’histoire.
En revanche et concernant Adèle Haenel à l’instar de toutes les autres, il semblerait bien qu’elles n’aient pas été suffisamment entendues ou comprises. Et pour Virginie, il est ainsi grand temps de remettre les pendules à l’heure concernant le fonctionnement de l’industrie du cinéma. Au-delà des affaires Weinstein et Polanski pourtant ô combien symptomatiques.
Ouvrez les guillemets :
« Le cinéma est conçu pour rassurer les grandes fortunes qui le financent… Il vient satisfaire ses maîtres. C’est une chaine d’humiliations. Chacun vérifie son pouvoir à son niveau. Pour se venger… Les pires beaufs incultes dégueulasses, les plus idiots, les héritiers tarés et les complexés imbéciles. Tout ça donne son feu vert à chaque étape du programme… Et nous, public, mangeons ce qu’ils nous ont préparé. Le spectacle de notre exclusion. Âges, corps, classes, races ; ils sélectionnent et on l’intègre comme modèle, par les yeux, par les oreilles. On mange notre propre honte de ne pas y être. Le grand écran, c’est cet endroit où tu n’es pas représenté(e). Nous sommes le hors-champ. »
Je vous laisse découvrir la suite par vous-mêmes mais d’emblée j’ai envie de dire « merci Virginie » tellement ça claque ! Virginie qui se fait souvent traiter de tous les noms sur les réseaux, à qui on prête toutes les tares et même parfois de s’être embourgeoisée suite au succès de Subutex. So what ? Ah oui je sais : une femme intelligente qui réussit et de surcroit en dénonçant au vitriol un genre d’ordre établi, ça doit gêner forcément… Je trouve surtout qu’elle n’a rien perdu de sa verve et de sa radicalité. Ni de sa prose. J’imagine alors que certains voudront à tout prix la caser quelque part pour rassurer les grandes fortunes ; entre les anges féministes hard-core de la vengeance et les gauchistes révolutionnaires post je-ne-sais-quoi… Alors qu’elle est avant toute chose une grande écrivaine.
Quant au cinéma : « C’est toujours une définition du féminin… sont prohibées les grosses, les vieilles et les trop intelligentes. Sont tolérées une fois par décennie, dans un seul film : une non blanche, ou une femme qui est forte et se bat bien, ou une femme qui a de l’humour ».
Cher.e toi qui lit ces lignes, voici ce que je te propose : on lit le livre de Virginie Despentes, ensuite on se lève et on se casse. D’autant que lorsqu’on a l’habitude d’être borderline ou bien « bord cadre » comme elle l’écrit, « on se sent plus à l’aise quand le cadre explose. »
Laurent Zine
Cher connard de Virginie Despentes
(Éditions Grasset. 352 pages. 22 €)
Et pour aller plus loin, écoutez ce détonnant podcast : rencontre entre Virginie Despentes et Lauren Bastide