Carnet de routes qui ne mènent nulle part
Chroniques d’aventures indélicates sur les routes nord-américaines. Entre le blues du Delta et la baie de Monterrey. Entre la vallée de la Mort et les émeutes de South Central. Entre les plages de Miami et les terrains vagues de Motor City. Entre les lignes. Entre fiction et réalité. Entre hier et aujourd’hui. Entre balade autobiographique et essai option envers du décor.
Un carnet de routes à parution et destination aléatoires.
- Yeehaw !
C’est sûrement ici-bas que la démesure est devenue une véritable religion. La contrée des grands espaces, des grandes gueules et du grand n’importe quoi. Le territoire dépouillé des cow-boys solitaires, des distances infernales et des blaireaux en goguette. Le pays où tout a été pensé et organisé en prévision du boom de l’automobile, depuis que le dénommé Henry Ford a industriellement automatisé sa production au début du 20e siècle. La voiture elle-même travaillée au corps en fonction de ces foutues routes rectilignes interminables, qui ne mènent généralement nulle part, mais qui quadrillent géométriquement la représentation de toutes les villes et des vastes étendues champêtres ou désertiques. Qu’elles soient ainsi fréquentées par d’inquiétants buissons virevoltants – Tumbleweed – ou par de majestueux ruminants – Longhorns – qui passent le plus clair de leur temps à vous dévisager sournoisement. Des routes parfois cruellement soporifiques où il n’est heureusement pas rare de croiser toutes sortes de véhicules maquillés, surélevés ou rallongés, et quoi qu’il en soit surdimensionnés. Des caisses de super-héros qui rivalisent ouvertement en matière de mauvais goût zéro discret. Des choppers 100% home made conduits par d’éminents hommes des cavernes modernes et des vestes à frange. D’authentiques châteaux ambulants faisant office de mobil homes pour retraités de la spéculation boursière. Pléthore de camions polluant jusqu’à l’overdose et épisodiquement lancés à pleine vitesse façon Duel de Spielberg. Enfin de monstrueux 4×4 drivés par des paysans armés jusqu’aux dents et manifestement conçus pour aller triper Over Mars. En France, les conducteurs de tels engins passeraient volontiers pour des « cakes » de banlieues, ou bien de parfaits abrutis échappés d’une petite maison dans la prairie. Aux États-Unis, pas forcément. Voire bien au contraire. Tant l’hurluberlu de service semble officiellement faire partie du décor, à partir du moment où les liasses de billets verts débordent ostensiblement de son larfeuille en caïman floridien. La démesure. Avec quelques bons cotés en terme de paysages lunaires, rencontres extravagantes, folklore musical, parfois même sensations extrêmes (…) et énormément de mauvais en matière de pure forfanterie humaine. Qu’il sorte de Harvard, du Big Nowhere ou des anciens taudis du Bronx, l’Américain est quoi qu’il en soit convaincu d’habiter le centre de la terre. Et particulièrement au Texas, où nous voguons depuis deux jours. Une étape pour le bétail, un abattoir pour les coyotes ! Ainsi soit-il. À l’ombre des derricks.
Il n’empêche, on dira bien ce que l’on veut sur ces « putain » de routes écrasées par le soleil de midi, mais en situation, la virée en bagnole aux États-Unis, c’est quand même le kiff ultime ! Et voilà que l’on se prend à rêver de manger de la poussière et d’aventures en technicolor, avec de super bolides qui déchirent les cartes routières. Ford Mustang et Chevrolet Corvette. Easy Riders versus Thelma & Louise. Choisis ton camp camarade cinéphile, parmi tous ces long-métrages qui nous ont historiquement téléporté quelque part entre Mesa Verde et Fort Apache ! Manger de la poussière et déchirer de la carte routière ! Ne reste plus qu’à s’inventer des pseudonymes de coyotes à foie jaune, se laisser pousser les dents et en route pour l’aventure. Gengis Khanardo et Ben Zine, les nouveaux rois de l’asphalte ?! Oui mais non. Là où le bât blesse, c’est que tu as quasi constamment besoin d’une tire pour faire tout et justement n’importe quoi. Pour aller acheter un pack dans un State Liquor Store ou bien trouver une Yellow Box afin d’envoyer une carte postale de ton asile. Limite pour débusquer le moindre Donut. La moindre parcelle de Zinc. On verra par la suite qu’en dehors de quelques spots comme San Francisco, Chicago ou New York City, les « centres-villes » à l’européenne n’existent pas vraiment aux USA. Ailleurs, il te faut faire avec les banlieues résidentielles à perte de vue, les commerces at the drive-in et les routes qui commencent là où elles se terminent, c’est à dire jamais. Et cela vaut pour les mégalopoles comme pour les bleds complètement retirés dans l’immensité du Middle West. Les quartiers sont ainsi généralement dissociés selon leur destination fonctionnelle : zones pavillonnaires, zones commerciales, quartier des pubs, quartier des affaires, sans parler des « zones interdites » laissées à l’abandon… À moins d’être équipé de jambes bioniques comme les camarades Super Jaimie et Speedy Gonzales, il te faut absolument un véhicule pour te déplacer. Autant pour rallier la prochaine station Junk Food que pour rejoindre cette terre promise aux dévoreurs de miles, boulimiques mais éternellement insatisfaits. Faîtes moi le plein de Gazoline sinon je tue ce chien ! Ainsi camouflé derrière le volant de ma Oldsmobile, le goût de la liberté a également celui de la fuite en avant. Mais je n’en suis pas à une contradiction près, dans un pays qui les accumule, et l’on prendra soin de dresser un bilan en fin de parcours, lorsque nos lèvres seront bleues d’avoir siphonné autant d’images, clichés et hallucinations. Quant à déchirer fiévreusement les cartes, on se contentera du sens figuré, tant notre « bolide » donne des signes de faiblesse angoissante dans chaque descente un peu trop raide. Et dans chaque montée improvisée en direction d’un ailleurs dérobé. Alors on avance tant bien que mal & Straight to Hell, l’horizon en ligne de mire, quitte à se planter dans l’envers du décor. Ou dans un vulgaire fossé, mesquin par définition. Une équipée quelque peu chaotique et néanmoins déterminée, qui a aujourd’hui pris la direction de la capitale de l’état – Austin – en évitant soigneusement de transiter par l’agglomération gigantesque de Houston, qui distribue les autoroutes comme les cartes au Texas Hold’em. Mais avant de rejoindre la ville encore distante de quelques centaines de bornes, nous avions décidé cette nuit-là de rouler jusqu’à plus soif et de dormir dans la voiture, là où le vent nous soufflerait.
C’est avec les yeux délicatement gondolés par les effets du stick journalier et de quelques Coors Light, que nous nous sommes arrêtés dans une station service au beau milieu de la nuit bleue. J’avoue qu’à ce moment-là, nous avions certainement atteint le point culminant de l’hilarité sur l’échelle de Desproges. Option gros nez rouge et chaussures à bascule. Encore un des ces tristes soirs à se traîner un « mal au rire » dégénérescent. Le rire pour rien. Débilisant mais diablement efficace en cas de « mal du pays » et accessoirement, pour la fluidité dans les tuyaux. Le rire pour rien exponentiel, mais sans jamais manquer de respect à qui que ce soit. Juste crétins et contents d’être là. De faire une pause en plein désert. En pouffant par exemple sans aucune raison apparente, devant l’étendue de la gamme de sauces barbecue estampillées Paul Newman. Sauf que ricaner c’est bien joli, mais ça ne plaît pas à tout le monde. Il semblerait même après réflexion, que rire en public soit tout bonnement considéré comme suspect dans de nombreuses sociétés, et pas seulement dans le trou du cul du monde texan. Ce qui est certain en revanche, c’est que nous ne sommes pas vraiment passés inaperçus ce soir-là, avec notre gueule enfarinée de bouffons en vadrouille. Notamment vis-à-vis du taulier de la pompe à essence. Dont les tatouages laissaient à penser que le gars était féru pêle-mêle de bécanes, de sa maman et du drapeau confédéré. Son café était quoi qu’il soit excellent et cela nous suffisait amplement. C’est après avoir consciencieusement dévalisé son rayon Flavored Potato Chips & Extra Spicy Hot Sauces, que nous avons tranquillement repris la route, sans nous douter une microseconde que nous serions suivis. Insouciance quand tu nous tiens. Évite toutefois de parader inutilement devant les gros cons qui détestent profondément les gens pas comme eux. Nous roulions alors dans une obscurité totale quand tout à coup, une lumière aveuglante est apparue dans les trois rétroviseurs. Aveuglante à tel point, que se garer instantanément sur le bas-côté de la route, était la seule option envisageable. La seule option de surcroît fortement recommandée par une voix nasillarde qui beuglait « Stop ! » à en perdre haleine, probablement dans un mégaphone ultra puissant. Fini de rire et pour de bon. Lorsque le shériff et son adjoint ont rappliqué en nous braquant direct avec leurs flingues et en nous intimant l’ordre de ne pas bouger, si ce n’est pour mettre nos mains bien en évidence sur le tableau de bord. Ce que l’on a bien évidemment fait sans rechigner, tout en maudissant le sudiste tatoué de sa mère, qui avait sûrement dû nous balancer pour excès d’allégresse. Avec la délicatesse qui les caractérise habituellement, les policemen nous ont ensuite fait sortir, et pendant que l’un nous tenait en respect, l’autre fouillait méticuleusement la voiture. Où il ne trouverait évidemment rien, puisque Kanardo avait de toute façon pris soin de lester le sac d’herbe dans un bidon d’huile. Une planque testée et approuvée au préalable dans toute l’Europe, depuis nous étions en âge de passer des frontières. Ce qui a eu néanmoins le chic de passablement les irriter. Le plus jeune des deux m’a alors saisi par le menton pour me hurler dessus à cinq centimètres de la figure, tout en me pointant une torche affreusement éblouissante dans les yeux. Je n’ai honnêtement pas tout compris ce qu’il disait, mais le peu que j’ai capté ressemblait beaucoup à : « Tu te croies où fils de pute ? Ici t’es au Texas et tu n’as pas intérêt à te foutre de notre gueule ! Je te promets que si tu te permets d’esquisser un simple sourire, tu vas comprendre ta douleur ». Ça tombe plutôt bien car je n’étais plus vraiment d’humeur à rigoler, et ce d’autant que la lueur de sa lampe me faisait chialer comme une madeleine. Durant les quinze minutes qui ont suivi, nous avons inlassablement répété que nous n’étions que de misérables touristes français perdus dans la steppe. De jeunes vagabondeurs qui n’avaient franchement pas grand chose à se reprocher, hormis avoir bu quelques bières en mode cow-boys de l’espace. Au bout d’un moment extraordinairement long, le dégénéré qui postillonnait de plaisir a fini par lâcher prise. Le shériff, lui, nous a alors illico rédigé un genre procès-verbal en forme d’avertissement, où il était simplement question de disparaître de leur juridiction. Ils nous ensuite demandé de les suivre jusqu’à la limite de leur comté, et de ne jamais plus y foutre les pieds, si on ne voulait pas passer directement par la case prison. On a repris la route et on n’est effectivement jamais revenu dans ce coin de paradis dont j’ai indignement oublié le nom. Adieu veaux, vaches, cochons. Adieu bêtes à cornes et à casquette.
Bonjour Austin Texas. Bonjour son immense campus qui s’organise comme une ville dans la ville. Et bonjour ce quartier hautement Rock & Roll, vaguement délimité par Lamar Blvd et Red River street, où s’empilent des cafés-concerts quasiment à chaque coin de rue. Un genre d’éden insoupçonné pour mélomaniaques invétérés. Et quel que soit leurs styles de prédilection. Qu’ils penchent ainsi pour le big band jazzy ou le trio punky, l’orchestre funky ou le soliste bluesy, le duo boom boom electroïde, le gang de rappeurs affables ou le combo mentalement popisant etc. De la musique Live tous les soirs pour tous les goûts et surtout pour toutes les bourses, sachant que l’entrée dans ces hauts lieux de perdition est habituellement fixée à deux dollars. L’idée étant de papillonner toute la nuit d’un concert à l’autre, avant de sombrer au petit matin devant un brunch salutaire « bacon, corn-dog & eggs ». Et ça fonctionne parfaitement, d’autant que la plupart des groupes mettent carrément le feu aux planches, alors qu’ils n’ont souvent que vint ans de moyenne d’âge. Mais quoi de plus logique finalement, dans un pays qui a vu naître le blues à papa, le jazz sunglasses, le rock gominé, le funk étoilé et la techno post industrielle ? Oui mais pas seulement. Cela a aussi à voir avec un mode d’enseignement qui pourrait donner des idées de l’autre coté de l’Atlantique à « l’Éducation Nationale ». Dont le programme consiste bien souvent à gaver les gosses de connaissances comme les oies avant Noël. Au collège, les jeunes américains ont des cours généraux le matin et font tout autre chose l’après-midi : sport, danse, théâtre, dessin et Musique (…) Arrivés à la post-adolescence, les heureux élus sont généralement de multi instrumentistes accomplis et beaucoup payent même leurs études en multipliant les concerts. Un job comme un autre, le rythme dans la peau à force de travail harmonique et d’expérimentation scénique. Le rythme et nous au premier rang par 120 db à l’ombre des enceintes, à saliver comme des phacochères le soir même de notre arrivée.
À saliver certes, mais surtout à déambuler au hasard des dissonances et des enseignes lumineuses. C’est ainsi que Kanardo s’était nonchalamment laissé alpaguer par les sirènes d’un boui-boui où des filles dansaient frénétiquement sur les tables, tandis qu’un dejay jouait les Beastie Boys à fond les manettes. Je m’étais pour ma part retrouvé scotché au bar d’un ersatz de pub irlandais, face à un quintet de garage sixties punk qui tutoyait le niveau in the red sur une scène pourtant minuscule. Le groupe étant simplement séparé du public par un grillage sur lequel des cow-boys indubitablement adeptes de rodéo, jetaient violemment leurs bières bouteilles. A priori selon les us et coutumes du folklore local. C’est dans ce brouhaha sans nom, que j’ai néanmoins trouvé le moyen de sympathiser avec une créature de comptoir, subsidiairement blonde comme les blés, dont le sourire franc et massif avait tendance à m’embrouiller intégralement, tant les méninges que la vision. Et à annihiler tout effort de concentration, pourtant indispensable à un semblant de compréhension. Sauf que madame avait clairement de la suite dans les idées. Ainsi a-t-elle décidé que l’on pouvait communiquer en écrivant et en dessinant sur tout ce qui nous tombait sous la main. Sans trop réfléchir, je lui ai immédiatement demandé de m’orthographier correctement ce cri que j’avais déjà entendu dans tous les clubs du monde, et que je savourais à cet instant précis en version originale. Elle a retourné un sous-bock de bière pour y inscrire Yeehaw ! En texan dans le texte. Et en plein délire. Elle était originaire de Fort Worth dans le nord de l’état et visiblement, ça lui plaisait de me raconter son Texas à elle. Avec un stylo désormais autonome qu’elle faisait valser avec ses doigts de fée. Totalement obnubilé, je me cramponnais fébrilement à ma chaise, alors que la température de tout mon être semblait devoir fatalement grimper vers des niveaux stratosphériques. Elle a fini par me dire qu’elle s’appelait Caroline : un prénom qui résonna alors en moi comme une invitation à l’apesanteur en orbite autour du septième ciel. Save me Lord, fuck the rest. J’imagine que c’est pour des moments imprévus et inespérés comme celui-là, que l’on voudrait parfois que le voyage dure toute la vie. Et à défaut, toute la nuit. Les gens continuaient à hurler et à tout casser au fond du rade, mais je crois bien que je ne les entendais plus. Yeehaw et plus si affinités.
On s’est barré sans se retourner deux jours plus tard, avec un sifflement persistant entre les oreilles. Plein ouest et plein de souvenirs soniques. Entre autres. Plein ouest, via ces prairies complètement calcinées, où fleurissent impassiblement les barbelés. Résolus quoi qu’il en soit à enrichir constamment la B.O de notre fugue en avant. Déterminés également à se pavaner au volant de notre Cutlass (a love) Supreme. Et tant pis pour les cons.
A suivre…
Laurent Zine