Les texticules de Pedro # 21

Wauquiez, les balades en famille et le sexisme ordinaire

C’est quelque chose de terriblement anodin. Une émission de treize minutes intitulée « Voyons-voir » qui passe régulièrement sur TLM et qui présente des loisirs à faire et des curiosités à voir dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ce n’est même pas l’émission elle-même, c’est juste son générique d’une durée d’à peine vingt secondes.

En toute innocence, en toute bonne (in)conscience, en toute banalité, ces vingt secondes — que l’on peut regarder — sont un fabuleux concentré de sexisme.Le générique de « Voyons voir » est divisé en trois séquences, rythmant le déroulé de la balade champêtre d’une famille typique. La première se situe dans le foyer familial. Le père, la mère et les deux enfants décident ensemble du lieu de la balade sur un ordinateur portable. Le doigt du père indique le choix sur l’écran, celui de la mère suit en situant le lieu sur une carte ; la mère approuve la proposition paternelle d’un hochement de tête avant que le père ferme l’ordinateur et se lève, donnant le signal du départ. La deuxième séquence montre la famille arrivée sur le lieu de la balade ; chacun des parents porte un enfant, le père marche quelques pas en avant et indique du doigt une direction. Dans la troisième séquence, la famille est arrêtée à un point de vue ; le père pointe un site sur une table d’orientation puis le désigne dans le lointain. Souriants, la mère et les enfants écoutent ses explications tandis que passent des cyclistes.

C’est l’homme qui agit : il donne le signal du départ, marche devant, indique la voie, parle. C’est aussi lui qui sait : il montre les choses remarquables, donne des explications. À l’inverse, la femme et les enfants, réunis par la même passivité et la même ignorance, suivent, écoutent, admirent, se taisent. Cette famille idéale est divisée et hiérarchisée : l’un est actif et dispose de la connaissance, les autres sont passifs et ignorants, mais souriants : tout est pour le mieux dans l’ordre des choses, cet ordre qui depuis des millénaires infantilise les femmes et leur dénie toute capacité autonome d’action.Le fait que cette émission soit soutenue par la Région Auvergne-Rhône-Alpes, dirigée par Laurent Wauquiez, prend un relief particulier : on se doute qu’une telle représentation du genre (au sens d’une division et d’une hiérarchisation des identités de sexe) ne peut que convenir à ce surgeon du conservatisme le plus réactionnaire. Il n’est cependant pas nécessaire d’en appeler au « pétainisme transcendantal » que cette vieille baderne d’Alain Badiou invoquait à propos de Sarko, dont Wauquiez est le digne héritier. Il faut plutôt y voir l’expression un inconscient collectif solidement ancré qui, en toute bonne foi, conduit à spontanément renvoyer le masculin du côté de l’actif et de la connaissance rationnelle, et le féminin du côté de la passivité et de l’émotivité infantile.

C’est ce qu’avait montré, il y déjà une quarantaine d’années, le sociologue américain Erving Goffman dans son article « Gender advertisement » (1) où il juxtaposait les images publicitaires les plus diverses, mais qui toutes mettaient en scène des femmes et des hommes. La répétition systématique des mêmes motifs inégalitaires (l’homme en position haute / la femme en position basse, l’homme en mouvement / la femme immobile, l’homme qui parle / la femme qui écoute, l’homme protecteur / la femme vulnérable, etc.) démontrait une véritable ritualisation de la masculinité et de la féminité, publicitairement efficace parce qu’en affinité avec nos catégories de perception largement inconscientes de consommateurs et consommatrices.

La conclusion de Goffman était que les identités hiérarchisées d’homme ou de femme ne sont pas quelque chose que l’on est, mais bien que l’on fait — que l’on produit dans et par les conduites les plus banales (manières de tenir son corps, de bouger, de prendre la parole en interrompant autrui, par exemple) — en bref la même idée que développent aujourd’hui, sous le terme de performativité du genre, des théoriciennes queer (2).

Vous voulez connaître le pire cauchemar à hanter les nuits de Laurent Wauquiez ? Redevenu enfant, il est forcé de suivre Judith Butler dans une interminable et épuisante balade dans les Monts du Lyonnais, au cours laquelle elle lui explique longuement et doctement que la famille hétérosexuelle patriarcale n’est pas une fatalité et que les identités de sexe sont une construction historique et sociale arbitraire, et donc transformable

Pedro

  1. Publié initialement en 1976, il est traduit en français d’abord dans Actes de la recherche en sciences sociales (n° 14, 1977, accessible ici mais sans les photos https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1977_num_14_1_2553), il est repris dans Erving Goffman, Les Moments et leurs hommes, Paris, Seuil, 2016.
  2. La contribution de Goffman à la réflexion sur le genre est injustement sous-estimée, peut-être parce que son propos proprement sociologique n’est pas susceptible de procurer les mêmes profits symboliques qu’une production philosophique revêtant les attributs de l’avant-garde.