Pour vivre envers et contre tout…

Même lorsqu’on se cogne à la fin d’un monde

Instinctif, remuant, violemment vivant, réjouissant, salvateur, poignant, en ébullition permanente, intense, engagé … tels sont les qualificatifs (à tour de rôle et en même temps) qui collent au théâtre de Julie Deliquet.

(c) Simon Gosselin

 

À 36 ans, elle fait partie de cette nouvelle vague de metteur(e)s (ou metteuses) en scène qui redonnent du souffle au théâtre contemporain en le vénérant comme un art essentiellement vivant. Pas très loin d’elle, on pense aux Chiens de Navarre ou à Rodolphe Dana et ses Possédés. Depuis ses débuts, Julie Deliquet travaille autour de quelques idées fortes et essentielles qui sont aujourd’hui sa signature artistique : le collectif (elle aime l’idée de créer en groupe), l’improvisation (parce qu’elle aime l’idée d’une recherche sans fin ou qu’elle déteste l’idée d’une forme figée de la représentation), la propension joyeuse à mêler la fiction et le réel (parce qu’il est important de parler du monde dans lequel on vit).

C’est déjà le Théâtre de la Croix Rousse qui, en 2016, a présenté son triptyque « Des Années 70 à nos jours… ». Une saga en trois actes autour de l’héritage de la génération des « soixante-huitards » (« celle de nos parents », rappelle-t-elle). Sur scène, ses comédiens gesticulent, boivent, fument, se donnent la réplique, hurlent, s’aiment, se déchirent, enfin vivent tout en questionnant frontalement, idéologiquement mais aussi avec nostalgie toute cette époque (avec ses utopies, ses fantasmes, ses idéaux déçus…). C’est exubérant, jouissif, troublant, piquant, vache, satirique ou encore tendre et terriblement humain. Du théâtre ultra contemporain qui pique un peu et on aime ça !

Simon Gosselin

Cette fois-ci c’est à Tchekhov qu’elle se collette. Toujours de manière collective avec ses comédiens (pour certains, présents depuis le début en 2009), même si elle avoue avoir eu envie « de bousculer et faire bouger le collectif avec de nouvelles têtes ».

Mélancolie(s) est donc une adaptation collective (le mot est important !) à partir des deux œuvres de Tchekhov que sont « Les Trois sœurs » (le point de départ) et « Ivanov » (la chute). « Une suite logique, dit-elle, à la pièce Vania » qu’elle a brillamment mise en scène la saison dernière avec les sociétaires de la Comédie Française.

Sur le plateau, huit personnages glissent d’une œuvre à l’autre et s’attachent « à inscrire les mots de Tchekhov dans une réalité sociale contemporaine ». Julie Deliquet voit une analogie évidente entre la société qui va à sa perte que décrit Tchekhov dans Ivanov et notre monde contemporain qui va vau-l’eau. « Sa façon de « disséquer » le monde qui l’entoure exprime une certaine mélancolie proche de notre recherche et de nos thèmes de prédilection. Il parle de se sentir vieux avant l’heure, de la peur, du rapport au temps qui passe, de la famille, de l’intime et du tragique de nos existences… », peut-on lire dans sa note d’intention.

(c) Simon Gosselin

La pièce vient d’être créée, surprise donc ! Entre conversations arrosées, grands débats philosophiques et scènes filmées, entre anniversaires et mariages, on devrait y (re)trouver tout ce qui fait la saveur du travail du Collectif In Vitro. À savoir cette vivacité et cette intensité dans le jeu, cet espèce de « bordel » très organisé (sa direction d’acteurs est toujours impeccable), une scénographie plutôt dépouillée (avec une grande table en bois, des chaises dépareillées et les reliquats d’un repas de fête ?), un texte original affûté qui mixe sans vergogne les mots du dramaturge russe (mais édulcorés des références historiques) et écriture spontanée au plateau (60-40% si l’on en croit ses dires), la friction (la porosité est le mot que Deliquet préfère employer) permanente entre fiction et réel pour nous faire perdre pied.

Sommes-nous  vraiment au théâtre ? N’est-ce pas un peu de nous qui se raconte aussi ici : nos doutes, nos peurs, nos tourments, nos drames ? C’est peut-être cela le théâtre de Deliquet, cette capacité à nous impliquer directement dans le spectacle, à faire de nous des témoins privilégiés (ou des confidents) en « donnant l’impression que tout se passe en direct. Que le plateau reste en prise directe avec le monde »…

Le théâtre comme forme de vie ? CQFD.

Anne Huguet

Au Théâtre de la Croix-Rousse, du 14 au 18 novembre

 Au Théâtre Théo Argence à Saint-Priest, le 2 mars 2018

 À la Comédie de Valence, les 6 et 7 mars 2018