Cet automne 450 personnes étaient hébergées en urgence à l’hôtel, par la Préfecture. Avec l’arrivée du froid, la Préfecture étend progressivement les capacités. Mais dans l’hôtel, il y a des gens qui travaillent, qui ont une famille, qui vivent aussi des galères ; que pensent-ils de cette situation ?

C’est un petit bâtiment beige estompé par la bruine de novembre. Il est plus large que haut, un peu l’image qu’on peut se faire d’un motel triste américain de la côte Est. Il est séparé de l’échangeur autoroutier par un hangar et une ligne barbelée. Le bruit est moins gênant aux heures de pointe, quand les bouchons se forment. Le hall d’accueil carrelé de blanc n’est pas bien grand, ça lui donne un côté familial. Il accueille une table de bois clair et des chaises paillées, pour le petit déjeuner. Une armoire à volet roulant protège les céréales des pillages diurnes et dans un coin, un four micro-ondes se cache derrière deux distributeurs automatiques de barres chocolatées. Un comptoir aussi, derrière lequel passe Jeanne quand il est temps d’encaisser et qu’elle ne s’affaire plus au reste. Je suis venu pour un boulot, elle me propose un café et en ressers deux pour elle-même et sa collègue qui assure la propreté immaculée de l’établissement. J’en profite pour m’insérer dans leur conversation et leur demander comment se passe l’hébergement des familles en détresse, dans leur taule.

« Déjà, personne ne devrait vivre dans nos hôtels, on n’est pas fait pour ça. Chez nous, il n’y a pas de cuisine, vous voulez vivre comment ? On a un seul four micro-ondes pour tout l’hôtel, avec des plats cuisinés à 4,50€ l’unité, à peine une demi-portion, vous imaginez ce que ça représente, un repas pour une famille ? On n’a pas le droit d’autoriser les plaques de cuisson dans les chambres, c’est contraire aux règles de sécurité, mais que voulez-vous, on ferme un peu les yeux, on espère ne pas avoir à aller en prison parce qu’on a pris trop de risques. Il faut bien qu’ils cuisinent ce qu’ils trouvent aux restos-du-cœur.

Et puis ils sont dans une situation de détresse, ça nous déchire le cœur. On est hôtelier, on n’est pas préparé, ni psychologiquement, ni professionnellement, à être confronté à pareille misère. Normalement, on maintient l’hôtel propre, bonjour-au revoir, on est poli, les clients aussi, et c’est tout. Là, on culpabilise de rentrer à la maison en laissant les gens dans ces conditions. On va retrouver nos enfants et laisser des familles entières dans une seule chambre, sans savoir s’ils vont pouvoir manger. Le soir, on emmène cette détresse chez nous, elle nous suit, c’est dur. On voit les gens tous les jours, on noue des liens. Certains restent toute la journée à l’hôtel, alors on se côtoie toute la journée. Tiens, regardez, Monsieur Covaci, son fils est malade. Comme il n’a pas d’argent pour payer les médicaments, il a été faire la manche toute la journée d’hier jusqu’à avoir les vingt euros que coûtaient les médicaments.

C’est horrible d’avoir à mendier pour des médicaments. Enfin, soit on les oblige à partir de France, soit on les autorise vraiment à rester, mais on ne peut pas les laisser rester là en les obligeant à vivre comme des chiens, c’est pire que tout. Et c’est normal qu’il soit tombé malade, le gamin : il fait tous les jours 2 kilomètres à pied pour aller à l’école, tous les matins et tous les soirs, en novembre avec des vêtements inadaptés. Il y a une école juste à côté de l’hôtel, mais comme tout le monde fait semblant que la situation est provisoire, le gamin reste inscrit là-bas, dans son ancienne école. Et évidemment, ils n’ont pas de quoi prendre les transports en commun. Les parents ont honte de faire la manche, alors ils n’emmènent pas les enfants, ils marchent avec eux jusqu’à l’école, puis après, ils essaient de survivre. Ils sont tous tellement gentils dans cette famille, ça fait mal au cœur.

Monsieur Citickian, il parle russe, il parle turc, il parle arménien, mais il ne parle pas français. Et nous ne parlons aucune des langues qu’il parle. Ce n’est pas qu’il est nul, c’est moi qui ne sait parler que français et anglais. Mais les assistantes sociales, je vois bien qu’elles ne le comprennent pas bien non plus et qu’il ne les comprend pas. Il n’a jamais de traducteur, pour rien. Il a été déplacé d’un foyer qui fermait, il ne sait pas combien de temps sa famille et lui vont rester ici ; il ne sait pas non plus si c’est l’antichambre d’autre chose, ou la dernière étape avant la rue. Est-ce qu’il sait qu’il est dans le renfort hivernal et pas dans un dispositif pérenne ? Sa femme est psychiquement très affectée par la situation, d’autant qu’elle a fait une fausse-couche il y a deux ans, dans des conditions de vie similaires, et qu’elle est aujourd’hui enceinte et extrêmement stressée. Ils sont là toute la journée, sortent un peu nous voir parce qu’ils saturent dans les chambres, alors on fait ce qu’on peut avec eux : on appelle les restos du cœur, médecins du monde. Parfois, les gens qui sont hébergés ici par la Préfecture rencontrent du monde dans le quartier, alors quand il y a une fin de prise en charge, ce sont les voisins qui prennent la suite chez eux, ou qui paient quelques jours ici, je leur fais le tarif Préfecture, c’est moitié prix du tarif habituel. Mais je ne suis pas sûre que mon employeur considère que ça fasse partie de mes prérogatives…

On comprend les assistantes sociales, elles doivent suivre beaucoup de monde, elles ne peuvent venir que de temps en temps ici. Mais nous, pendant ce temps, on voit les gens tous les jours, souvent toute la journée. L’année dernière, il y a eu 16 familles en permanence, toute l’année. On crée des liens, moi je me retrouve à passer mes journées à appeler la Préfecture, la Cimade, mais je ne suis pas du tout formée pour ça, je ne sais pas ce qu’il faut dire, ce qu’il faut faire. Comme ça ne fait pas partie de mon travail, je ne peux pas en parler à mes collègues… Je ne peux échanger avec personne. Et alors, quand il y a une fin de prise en charge, c’est mon boulot de ne pas donner de clés et les gens ne comprennent pas. Après tout ce qu’on a partagé, c’est normal. Avant-hier, il y en a un qui a pris le terminal de carte bleue pour me l’envoyer à la figure. C’est chaud.

Quand les voisins se sont mobilisés pour prendre une famille chez eux, j’ai planqué ses affaires à l’hôtel, même si pendant vigipirate on n’a plus le droit de faire vestiaire ici. C’est une faute grave, je devrais être virée, mais je ne vois pas ce que je pouvais faire d’autre. C’est quand même pas normal d’avoir le choix entre une faute professionnelle ou enfoncer les gens dans le malheur. En général, quand les gens partent, c’est soit une très bonne nouvelle, soit une très mauvaise. Et comme en ce moment, on n’a que des familles en renfort hivernal, je sens que le printemps va être compliqué.

Ce qui est difficile aussi, c’est que les clients commerciaux, voire certains salariés, sont dans une situation à peine meilleure. Tenez, la dame qui vient de sortir, elle est enceinte, elle a une fille de 9 ans, elle est complètement paumée. Elle a été expulsée en octobre de son logement, elle est venue dépenser ses derniers euros ici. Hier, c’est sa nièce, assistante de vie scolaire, qui est venue payer la chambre. On voit bien qu’elle va rapidement être dans une situation catastrophique. Elle n’en veut pas aux autres, mais c’est vrai qu’elle est en règle et qu’elle doit payer, alors que ses voisins sans-papiers ont une chambre qui coûte 1 000€ par mois à l’État. C’est compliqué… Et ma collègue, qui est en train de faire les chambres : elle gagne 1 200€ par mois, elle vit seule avec trois enfants, elle galère tous les mois et ne bénéficie d’aucune aide. Et elle fait le ménage des personnes qui ne vivent que de l’aide publique et qui n’ont pas le droit de travailler. Elle fait leur ménage tous les jours. Tout ça n’a aucun sens.

Non, vraiment, nos hôtels ne sont pas faits pour ça. »