Les premières planches s’ouvrent sur un thriller bédé sympathique, mais qu’on ne s’y trompe pas : Un homme de goût est l’un des grands essais de philosophie écologique de ce début de XXIème siècle, au même titre que ceux de Baptiste Morizot ou Hartmut Rosa, qui introduisent une rupture dans la pensée occidentale. Il ne s’agit plus d’isoler l’humanité de la nature, pour déterminer la spécificité humaine, mais de penser au contraire l’inscription des êtres humains dans le monde et définir l’humanité par son système de relations au monde.

Rosa parle de résonnance et Morizot de carte du vivant. La force de la BD est de pouvoir se passer de concepts compliqués. Elle renoue avec la fable, à travers les bestiaire de nos peurs d’enfants, parfaitement illustrées par Cha qui sait soutirer le monstrueux de l’ordinaire à travers un trait qui choisit l’intégrité enfantine plutôt que la mièvrerie infantile. Au lieu d’asséner des concepts, Un homme de goût invite à la méditation. El Diablo et Cha ne nous donnent pas un savoir, ils nous rendent intelligents. Ils ne pensent pas pour nous, ils nous font penser. Ils nous distraient en nous concentrant sur l’essentiel. Cha et El Diablo sont autant les enfants d’Esope, de La Fontaine et de Confucius, que de Rousseau ou de Schopenhauer.

La porte d’entrée de notre inscription au monde passe ici par la bouche. El Diablo a été marqué par la lecture de Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux ?, qui se conclut sur la difficulté à poser une réponse morale générale, mais la nécessité d’un rapport éthique du passage de l’animal à la nourriture. La monstruosité réside dans la rationalité dénuée d’éthique de l’agro-industrie, dans les élevages de poulets où les poussins inutiles sont donnés à manger à leur mère, dans la pêche au radar qui vide les océans. Pour Safran Foer, l’humanité tient dans le récit éthique du passage de l’animal à l’état de nourriture, rejoignant Nancy Houston, L’Espèce fabulatrice, pour qui l’humanité tient dans cette production permanente de récits. C’est aussi l’explication que donne Yuval Noah Hariri dans Sapiens : si nous sommes la seule espèce de mammifères à appartenir à de très grands groupes sans nous connaître, c’est que nous sommes reliés par des symboles communs, des récits nationaux, religieux, etc. Rien d’étonnant à ce que cette définition du récit comme épine dorsale de l’humanité séduise un scénariste comme El Diablo…

C’est ici qu’il choisit d’ajouter sa patte et d’introduire sa critique de la philosophie écologique de l’inscription au monde. Si ce qui fonde l’humanité est le récit du passage de l’animal à la nourriture, qu’en est-il de l’homme en tant qu’animal ? Un récit éthique du passage de l’être humain à l’état de nourriture doit être possible ; la relation du prédateur à la proie n’est pas immorale, elle fait partie de l’ordre du monde. Au moins entre les espèces. Cette évidence télescope nos systèmes moraux, et le droit pénal qui en découle, qui désignent les criminels comme des prédateurs et inversement, dès lors qu’ils font partie du même ordre juridique. Et la réinscription de l’homme dans le monde suppose un ordre juridique et moral commun. C’est ce qui émerge comme force sociale, avec les mouvements vegan, Extinction Rebellion, L214, qui souhaitent rendre justice au vivant, ou philosophiquement avec la proposition de Bruno Latour de créer un parlement des choses, suite à la reconnaissance juridique de certaines protections pour les animaux, tendant à en faire des sujets de droit. Ce mouvement d’idées, de luttes, de pratiques individuelles, reposent sur l’hypothèse d’un ordre juridique commun au vivant.

Un homme de goût soulève le paradoxe logique de cette hypothèse : le lion mange la gazelle sans problème moral, à l’intérieur du même ordre juridique qui interdit à l’humain de traire une vache, au nom de la lutte contre l’exploitation animale. La réinscription de l’humain dans le monde s’opère au nom d’une forme de justice pour la planète, alors que l’idée même de justice suppose d’extraire l’humain de la nature, pour le doter de contraintes morales spécifiques, distinctes des relations habituelles du vivant. Les grecs avaient établi que Zeus a donné la Diké aux hommes, le sens de la justice, pour les extraire de l’Hubris, la démesure et le chaos de l’état naturel des choses. C’est sous forme de thriller que Un homme de goût fait vivre cette tension de la possibilité morale dans un ordre juridique incertain, titubant entre le commun du vivant et la barrière des espèces.

Un homme de goût est finalement le premier essai critique sur la philosophie écologique, questionnant ses possibles impasses. Si comme le suggère Aurélien Barreau, l’écologie non-contractuelle doit primer sur l’économie contractuelle, qu’est-ce qui empêche d’étendre cette primauté du monde sur la démocratie, le droit, la morale, tous trois contractuels ? Et qui en est le garant ? Qui peut parler pour une nature qui ne l’a pas mandatée ?

Cha et El Diablo se gardent bien de surligner ces difficultés théoriques ou de leur apporter une réponse cinglante, comme le temps des réseaux sociaux et des controverses s’y prête. Ils ouvrent des interrogations sur la pointe des pieds et profitent de la narration graphique pour faire surgir quelques figures inquiétantes et réjouissantes à la fois, rappelant qu’avant même d’être des animaux fabricants de récits, les êtres humains, mammifères moyens situés en milieu de chaîne alimentaire, sont équipés de désirs, de peurs et de fantasmes bien embarrassants, mais qui sont après tout à la fois nos armes primaires de survie et la matrice de toute pensée.

Un homme de goût, c’est W.F. Hegel, qui en fait le plus bel éloge, dans sa Phénoménologie de l’esprit :

« L’homme est cette nuit, ce néant vide, qui contient tout dans la simplicité de cette nuit, une richesse de représentations, d’images infiniment multiples, dont aucune précisément ne lui vient à l’esprit ou qui ne sont pas en tant que réelles présentes. C’est la nuit, l’intérieur de la nature qui existe ici -pour soi- dans les représentations fantasmagoriques : c’est la nuit tout autour ; surgit alors une tête ensanglantée, là une silhouette blanche, elles disparaissent de même. C’est cette nuit qu’on découvre, lorsque l’on regarde un homme dans les yeux. On plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable. »

 

Tome I et II disponibles.
Tome 3 à paraître

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