Pourquoi la poésie serait notre affaire ?
autour de « Dans le noir de la chance » de Stéphane Berger

(…) Aurais-je la vitalité d’arracher le souffle des petits bouts du monde que l’on m’a confié ?
Extrait de « Dans le noir de la chance »,  S. Berger

Je « connaissais » Stéphane Berger depuis plusieurs années mais ce n’est probablement qu’au cours de l’été 2021 que je l’ai rencontré. J’écris aussi, mon espace est plutôt la fiction (roman, nouvelle), je fabrique parfois des chansons, et la poésie est présente dans les textes que je mobilise pour mon travail de formatrice. Cependant ma « culture » poétique, discontinue, se caractérise par assez peu de points d’attache et je ne suis pas toujours intéressée par les textes qui portent l’intitulé poésie, il y en a même que je trouve agaçants.
En septembre 2021, Stéphane me demande si je veux bien lire, pour retour, un de ses textes. J’accepte immédiatement, sa confiance me fait plaisir. J’ai la trouille aussi. C’est toujours une responsabilité. Mais c’est aussi une sacrée occasion d’être en contact avec la poésie dans une situation privilégiée : avec un auteur, qui de plus a une vision du rôle politique de l’art. Ce contexte de partage nous a rapproché.
Par la suite, il fut question que j’interviewe Stéphane. Nous n’en avons pas eu le temps. Stéphane est décédé en février 2022 d’un cancer. Cet article, de parti pris avec mes obsessions à moi, évidemment incomplet concernant la poésie, est un peu un reflet du chaudron de ma tête avec mes questions que je ne peux pas adresser à Stéphane.
Je le dis tout de suite, je pense que « Dans le noir de la chance » est un texte fort. Pour moi, il s’en dégage un mouvement de grande amplitude, on peut se déplacer avec lui. Mais je veux éviter de rendre un bête hommage. En me demandant mon point de vue, et parce que je voulais être à la hauteur d’un retour qui ait quelque intérêt pour lui, mais aussi pour moi, Stéphane m’a mis au travail au sujet de la poésie comme je ne l’avais pas encore fait. La meilleure façon que j’ai trouvé de rendre grâce à son texte et à ma rencontre avec lui est de mettre en partage un peu de ce travail déclenché en moi.
Ce faisant, tout au long du texte, je vais spéculer sur une sorte de figure idéale de la poésie (je le redis, la fiction est ma faiblesse). Je ne sais pas si elle existe, mais elle m’est utile comme vis à vis dans ce texte, pour radicaliser mon propos.

Mon chemin est parti de là : en lisant « Dans le noir de la chance », j’ai vite senti deux choses, nommées à Stéphane à peu près dans ces termes :
– une façon d’entrer totalement dans le langage, de se coltiner les mots y compris avec leurs insuffisances, de chercher avec eux.
– et tout à la fois, une méfiance envers les mots, une manière de mettre le langage sur la sellette, de l’interpeller, de lui faire reproche.
Donc un matériau, les mots/le langage, auquel le poète est contraint et dans lequel il ne peut pas avoir tout à fait confiance.
Dans ce sens, il n’y a pas de langue du poète, une langue maîtrisée par le poète ou une langue que nous aurions à apprendre pour comprendre le poème. Il y a ce que fait, le·la poète avec le langage, comment elle·il s’en débrouille. Accordons-nous de distinguer langue étrangère et étrangeté du langage.
Dans « Dans le noir de la chance » Stéphane Berger tient avec les dents – il avait la mâchoire puissante – ce que j’ai fini par appeler son effort, sa persévérance de poésie.

Petite description : passer de la poésie à l’effort de poésie

Finalement avec cette rencontre, je me suis retrouvée sur le chemin de me demander : qu’est-ce que la poésie ? Ou à quoi sert la poésie ? J’oscille entre les deux questions.
Dans le fond, est-ce que ce n’est pas le problème du, de la poète ? Qu’elle, qu’il nous écrive donc un bon texte et le reste ne nous regarde pas, même à savoir si c’est de la poésie ou autre chose du moment que ça nous touche. Nous voulons être touché·es, sait-on, par une balle, un fleuret ou des mains, mais touché·es.
Et puis, sûrement est-il heureux de lorgner avec suspicion toute catégorie, tout genre (littéraire mais pas que) dans son risque d’enfermement. D’ailleurs plein de choses peuvent être jugées poétiques : un spectacle, un stade, la liste des courses, une chanson… Est-ce que du coup, la poésie n’est pas partout ? Traversante ou diluée ? Mais finalement, si on va par là, on n’a pas ou plus besoin des poètes : allons au champ de course, écoutons les récits journalistiques, regardons les écrans qui nous désignent toutes ces images poétiques, pleine de charme indéfinissable, soyons réceptifs et réceptives à la poésie du goudron. Cela suffira bien.
Mais plus qu’une démocratisation d’un rapport à la poésie, n’y a-t-il pas là surtout un risque, celui de laisser le mot poésie (ou poétique) entrer en novlangue* en tant que synonyme d’ineffable, d’indicible ou de beau, d’harmonieux. La poésie alors, n’est plus qu’une chose qui ne s’explique pas, ce qui n’a pas à être compris et/ou ce qui nous rend béat – la beauté face à la laideur du monde. Le rôle de la poésie serait-il de nous soulager un temps, comme le ferait la cohue de la fin de semaine, pour mieux nous ramener au turbin dès le lundi ?
Tristes sorts, le nôtre et celui de la poésie.
Mais la poésie, celle qui s’écrit et se lit, doit pouvoir se définir autrement que par une chose éthérée, vaporeuse, à laquelle on est sensible ou pas, point barre. (Je pars du principe que les goûts et les couleurs ça se discutent, comme les dégoûts et les transparences). Si la poésie s’intéresse à l’indicible, elle n’est pas l’indicible dans la mesure où elle cherche à dire. Toute personne qui se dit poète parle de quelque chose et c’est plus ou moins intéressant, parfois tout à fait conformiste et moraliste. On peut se permettre d’en juger.
Si la poésie s’intéresse à la question du beau, elle n’est pas non plus le beau, ou en tout cas, en n’écartant aucun sujet, aucun thème, son rôle n’est pas de nous aider à nous défaire de ce qui serait considéré laid ou pesant, angoissant.
Quant à la forme (exemple : vers plus ou moins libres de rimes et de pieds) il est sûrement heureux de la voir comme un moyen et/ou comme l’effet, le résultat d’un travail, mais pas comme une fin en soi. La forme ne peut pas à elle seule définir la poésie. Bien sûr, le·la poète n’a pas à répondre à certaines commandes que seraient une histoire qui débute et s’achève, des personnages qu’on suit, le collier de perles grammatical (le fil de quantités d’articulations de quantités de mots, ponctuation comprise). Pour autant, de l’intrigue, du suspens, de la prose ne sont pas forcément absentes de son texte.
Si la poésie n’est pas l’indicible, pas le beau, qu’elle n’est pas un pis-aller, pas le respect de codes formels, elle n’est pas non plus tout ce qui se fait en son nom. L’intitulé (bien que de nombreuses bouches s’y essayent) ne fait pas la chose.
Pour avancer ici, j’ai besoin de distinguer tout ce qui est fait, produit au nom de la poésie, et ce qui serait le cœur de la poésie, son action profonde. J’ai besoin de séparer l’art, (si on y voit autre chose qu’un supplément d’âme qui ferait friser la surface de nos tristes vies), de l’activité culturelle avec ses obligations commerciales, institutionnelles et normalisatrices. Parce que ces obligations se mettent entre nous et l’art, entre nous et le potentiel émancipateur et subversif de l’art et ici de la poésie.
Distinguer donc – la poésie entrée en novlangue, l’aplanissement et le lissage des pratiques, la poésie comme rubrique culturelle, la poésie qui ne s’explique pas, ne rend pas compte – de la poésie comme effort, comme persévérance.
Effort de quoi ? Pour commencer, n’ayant pas à emmitoufler les mots avec la nécessité d’une histoire à raconter, ou celle de démontrer un propos, une thèse, l’auteur·e de poésie est particulièrement bien placé·e pour nous interpeller, par sa pratique, son expérience du fil du texte, sur les enjeux du langage et ses paradoxes, sur la lutte que lui-même, elle-même mène avec le langage. La poésie comme effort, comme persévérance nous concernerait tous et toutes parce qu’elle relèverait d’un échange tumultueux avec le langage. Et pour aller au bout de mon idée, de la nécessité même d’être en conflit avec le langage, avec la langue que nous parlons et que nous écrivons. Il s’agit d’une drôle d’affaire qu’a le poète, la poète à mener, et c’est aussi la nôtre. Les mots, le langage sont à la fois son matériau et son sujet explosif. Et c’est sa liberté sous caution. Et certainement, se demander qu’est-ce que la poésie, c’est se demander, au plus près, ce que c’est que le langage, les mots, et par rebond, se demander ce que nous en faisons dans nos usages.

Le, la poète n’aime pas les mots

Si idéalement le travail du poète, de la poète (c’est mon postulat) est d’œuvrer contre tout appauvrissement, tout règne fonctionnaliste de la langue, de se déchaîner face à des prérogatives de communication, enfin d’aller vers la subversion, pour le dire autrement de troubler l’ordre qui se croit fondé en lui-même (et ainsi qui n’aurait pas à se justifier), c’est pas gagné d’avance.
Les ennuis commencent avec les premiers mots. Avec papa, maman, et même pipi, caca, bien que ces deux-là ne soient pas les plus hostiles à la poésie. Gentiment, nous dirons papa, maman, en comprenant qu’il nous faut avoir l’air émerveillé·e de les prononcer. Mais nous l’avons oublié qu’au début nous n’étions pas dupes, regardant très à propos les mots comme de petites mâchoires capables de nous dévorer.
Nous voilà aptes à la désignation, apte à être désigné·es, mais personne ne prend la peine de dire pourquoi les choses s’appellent comme elles s’appellent, ni même pourquoi elles s’appellent. Ceci dit, en sommes-nous vraiment capables ? Est-ce que la formation de la pensée n’est pas un mystère qui dépasse Dieu et la Science ?
Rapidement l’enfant est félicité·e de jouer avec les mots parce que, n’est-ce pas, ainsi, il·elle se les approprie. Nous y croyons à cette appropriation des mots, nous voulons y croire. Le langage nous prend si bien qu’il nous donne l’illusion que c’est nous qui le faisons. Nous en oublions à quel point il nous fait.
N’étant pas à une contradiction près, nous n’hésiterons pas à être parfaitement contents de lui et tout à la fois, à nous plaindre que les mots nous manquent. Et, parce que croyant que ce qui nous manque est ce que nous désirons ardemment, nous nous mettons à désirer les mots, parfois sur un mode lamentable : la fascination.
Il ne s’agit pas exactement, ici, de vilipender les amoureux des mots. Simplement, et à moins qu’ils ne s’adonnent au masochisme, je dis qu’ils sont fous. Particulièrement quand ils attendent douceur et récompense de leur amour. Ceci dit, leur folie n’est pas sans conséquence quand elle est obsession d’une catégorie jolis mot. Leur amour alors, est avant tout une affaire de conformité à de la bienséance.
Le langage, le verbe roi nous précède, nous arrivons dedans. Les mots ne sont pas à nous, ils nous tombent dessus, déjà remplis, et si une personne pense les maîtriser, qu’elle s’écoute, satisfaite de son agilité, c’est probablement qu’elle est contente de sa place dans le monde, qu’elle s’y accroche. Les mots, l’usage qu’elle en a, lui sont utiles, non pas pour échanger y compris dans le désaccord, non pas pour élaborer, mais pour la distinguer de toutes les autres personnes qui ne s’en sortiraient pas si bien qu’elle. Un des pires est de se laisser bercer par des personnes qui parleraient ou écriraient si bien.
Le langage, ce sont des mots mais aussi de la grammaire qui fonctionnalise ses parties et donne une direction aux mots : sujet, verbe, adjectif, nom, complément… etc. La grammaire porte les mots et les mots portent la grammaire. C’est très bien fait et la chose a ses avantages certainement.
Mais, comment être auteur·e dans ces conditions, prétendre à l’art avec ce langage « tout fait », si bien organisé pour signifier, qui nous précède et quoiqu’on fasse nous survivra ?
Postulons que le.la poète n’a que ça à faire, tenter des réponses.
Mais si le processus de création a besoin de destruction, est-ce possible d’inventer avec un matériau (le langage) dont nous sommes faits et faites sans défaire quelque chose en nous ?

Dans l’ombre de boules de feu amères
Je marche sans me rapprocher des mots d’ordre
Je retiens le souffre dans ma bouche
Dois-je me réjouir de ma vie incertaine?
La beauté en devient folle
Extrait de « Dans le noir de la chance »,  S. Berger

Déniaiser les mots

Notre principal problème face au langage n’est pas la polysémie, tous ces sens que peuvent prendre un mot, une phrase, autrement dit l’instabilité signifiante du langage. La polysémie est notre chance. Avancer avec l’instabilité signifiante dans le langage nous pousse à nous expliquer : dans le fond de quoi parlons-nous ? De quoi nous parle-t-on ? C’est un début en faveur de la pensée, en faveur d’un langage vivant.
Un de nos principaux problèmes est un principe de rétrécissement du mot que nous cherchons à lui appliquer, dont nous avons besoin, du moins nous le croyons, dans nos usages courants. Vouloir se comprendre, et d’autant plus si l’on veut se comprendre vite, va de pair avec une normalisation du langage. La notion de mot-clef (mot jugé incontournable et/ou positif) en est une des illustrations.
Nous nous trouvons confronté à un activisme symbolique des mots. Le symbolisme tel que je l’envisage ici, en matière de langage, c’est couper le mot des devenirs multiples de la chose, des choses qu’il désigne, par besoin de relier un mot et une représentation stable. Ainsi créer de l’univoque, du sens unique au nom du partageable. Les mots comme clôtures de l’esprit.
Une tempête c’est violent, la montagne c’est beau, la colère, une émotion à contrôler, les chats sont plus indépendants que les chiens. Nos échanges sont bourrés de ce type de formules. Les termes coulent de source. Ou pour le dire autrement :
Comment symboliser la colère autrement que par quelqu’un d’hurlant et tout rouge ?
Comment symboliser la joie autrement que par une farandole ?
Comment symboliser un être qu’on appelle femme autrement que par une jupe ou deux bosses sur le torse ?
Si je dessine une montagne, ai-je une chance de représenter autre chose que de la beauté ou une perspective de vacances au sport d’hiver ? Vous me direz, ça dépend si je mets de la neige ou pas… la neige… mais qu’est-ce que c’est… la neige ?
Si le chat est coincé dans un symbole de l’indépendance, le chien dans celui de la loyauté, est-ce qu’on ne passe pas à côté du chien et du chat ?
En laissant faire le jeu de ce symbolisme, nous devenons l’objet des représentations associées aux mots, nous sommes en quelques sortes cuits au langage, coincé·es nous-mêmes.
Mais heureusement, toujours, quelque chose en nous de plus ou moins actif résiste à la stabilité des représentations, parce que dans notre esprit, les représentations se chevauchent, elles n’ont pas de contours si définis que ça. Derrière la représentation principale, dominante, si je puis le dire comme ça, c’est le bazar… Pas vraiment de couleur, ah mais c’est que je pense en noir et blanc ma parole, non là il y a du brun et du rose, ah, oui peut-être, mais c’est grand ou petit, une tempête dans le dé à coudre… Le mot montagne me fait trébucher, c’est plus inquiétant que beau, ou non tiens, c’est de l’ennui que ça m’inspire, un ennui tranquille, les sommets ne me disent rien, je préfère le grand huit. J’hésite, la montagne qu’est-ce que j’en pense ? En attendant, moi qui suis plate comme une limande, parfaitement, j’irai pisser là où est représenté un personnage sans bosses sur le torse…
Notre esprit (où se mêlent raisonnement, perception, impression, imagination) est beaucoup plus apte à la poésie que parfois on le croit. Le·la poète renoue avec le bazar derrière l’image principale, dominante, associée au mot. Il·elle cherche à nommer des impressions aux contours imprécis alors forcément les mots, les phrases tanguent. Ce bazar est notre matériau à toutes et tous.
L’autre tendance (pour revenir au mot-clé, au mot-valeur) un pendant du symbolisme également, est de gonfler le mot d’une attente exclusive – une sorte de principe identitaire rapporté aux mots – parce que non seulement le mot incarnerait la chose mais il se mettrait à faire la chose. Nous aurions à nous reconnaître dans des valeurs que porteraient les mots. Mais le mot ne porte pas en lui-même une valeur, un bien ou un mal, ce serait leur accorder un pouvoir qui est avant tout le nôtre. Nous avons intérêt à regarder de près ce qui est injecté dans les mots, à en devenir responsable. Se livrer à l’autoritarisme des termes, c’est se livrer à un rétrécissement de sa propre vie. Dire que le partage est une valeur en soi, ça ne veut rien dire, discutons plutôt de ce qu’il y a à partager. Le mot liberté exclue-t-il tout mensonge, toute torture, toute illusion, n’est-il pas dur à sa façon ?

Crédit photo : Laurence Cernon

Le drame du poète, de la poète est de proposer un texte qui va être lu avec une soif de retrouver dans le texte des images ou idées stables, connues, d’y guetter des mots que l’on aimerait ou des mots socialement eniaisés. Alors que le travail de notre poète idéal·e est de secouer le langage, nous commençons souvent, lecteurs et lectrices, par lui refuser cette intention. Nous voulons nous évader, ça oui ! mais si possible avec du connu, au moins de l’illusion de connu, un vraisemblable de connu. Nous résistons à l’incertitude, un impératif de sens, une injonction à la compréhension immédiate, nous pousse à chercher du sens tout fait et/ou à rejeter ce qui ne porterait pas du sens déjà cueilli, servi sur un plateau.
Nous méritons mieux. Mais pour ça nous avons besoin d’un peu de temps, de laisser filer les choses en nous. Dans le fond, nous le savons que toute expérience – et la lecture est une expérience – ne prend véritablement son sens que grâce à un peu de temps, parfois beaucoup.
(Au passage. En disant cela, je n’ignore pas que le temps est un enjeu majeur des inégalités. Il faut du temps pour se permettre une relation au temps qui puisse être un peu défaite des nécessités matérielles de vie et d’une discipline reliée à une productivité qui n’est pas pour nous, dont nous sommes l’objet. Et sûrement, ce n’est pas tant une question d’avoir le temps de lire que d’avoir, de s’accorder, le temps de déplacer son regard sur le monde, de délirer. La poésie est une défonce.)
Avec la poésie, nous avons beaucoup de place, peut-être trop, nous ne sommes pas habitué·es. Beaucoup de place pour modeler du sens. Nos capacités d’interprétations ne sont peut-être jamais tant sollicitées que devant un texte pris dans l’effort de poésie, et ça peut nous faire mal parce qu’on se sent bête d’abord. Mais cet état de bêtise, comme vertige, comme sol qui se dérobe, comme perturbation de la compréhension peut être une bonne disposition à la poésie.
Quoi qu’il en soit, notre esprit peut mieux faire que de filer droit, il en a même besoin. Mais pour ça, il ne peut pas, l’esprit, être accommodant, il doit même être féroce ou plutôt il doit se rappeler qu’il est tout à fait apte à la férocité. Le.la poète n’est pas en dehors du monde, du normatif. Alors, a-t-il, a-t-elle d’autre choix que de se méfier de tout, en commençant par ses propres habitudes, et de songer, pire de se convaincre que le langage lui en veut, et à travers lui, le monde ? Non, c’est sa route et ce sera d’abord au prix d’une certitude paranoïaque que notre poète idéal·e conduira son écriture. Il·elle est seul·e contre un monde étouffant, je pense à Don Quichotte… La certitude paranoïaque comme moyen de mettre en doute les mots, le matériau utilisé, d’avoir de quoi lutter contre la séduction des mots, pour ne pas soi-même se mettre à les flatter. L’art de flatter son matériau n’est pas l’art.
Dans le texte de Stéphane Berger, on trouve nombre d’interpellations au sujet de son matériau, les mots/le langage. J’y pressens une chose : son matériau, ce n’est pas tant les mots, pas seulement, mais aussi ce que les mots lui font, le rapport tumultueux qu’il entretient avec eux où la détestation, un dégoût parfois n’est pas en reste. Si Stéphane Berger était amoureux de quelque chose, je fais le pari que c’était de cette confrontation, de l’idée d’un devenir autre à travers cette confrontation.

Le magma de l’émancipation

Le mot « mot », dans sa formation, vient de « mu », une onomatopée qui elle-même est rattachée à « muet ».
Est-ce que cela indique que le mot, par renversement, est ce qui cesse d’être muet ? Les mots sont-ils, ce qui puisé d’un magma de borborygmes lui échappent ? Ou les mots modèlent-ils des formes dans un magma en complicité avec lui mais quand même contre lui, pour le nier ? Et les mots ne portent-ils pas toujours la trace de ce magma, des borborygmes d’avant les mots, de la musique d’avant les notes ?
Alors, le mot « mot » en se puisant dans « muet » exprime-t-il une faiblesse des mots à combler réellement le silence, une persistance du mutisme en eux ? Le mot serait-il une illusion de bruit face au magma ?
Ces questions n’attendent pas de réponses immédiates, ce sont plutôt des pistes, en plaine, en plateaux, où l’on veut. Et une manière d’exprimer mon propre vertige au devant des mots, au devant du langage, mon propre état de bêtise.
Il demeure que le langage, même s’il est impuissant face au magma, bien plus bruyant et sonnant que lui, concoure bien à fabriquer le réel. Il peut l’épaissir mais aussi servir à l’appauvrir, à le rendre tristement violent, encourager les dominations, les reconduire, et utilisé de certaines façons, faire que l’on se sente coupé de lui.
Notre poète idéal·e vise l’émancipation et veut grâce au langage tout en s’en méfiant, (voilà sa tension), mieux connaître, c’est à dire penser-percevoir, sa situation, la situation du monde. La poésie n’est pas tant un mode d’expression excentrique qu’une manière de se renouveler face au monde pour tenter d’avoir une influence sur lui. La poésie a un plan, elle complote, pour si ce n’est se débarrasser totalement des mots clôturés, englués dans un sens restreint, au moins d’en diminuer les effets.
L’étymologie – mot-muet – me tend une perche pour imaginer que l’effort de la poésie pourrait consister dans une sorte d’activisme simultané, à réduire les mots au silence pour leur redonner du brut (les rendre à une brutalité, rendre le mot maison à sa ruine), et ainsi mieux les rouvrir à une multiplicité bruyante, à la plénitude de la sémiotique, entendons ici aux jeux de l’équivoque. Opposer à l’image unique du symbolisme, le rebond des images. Défaire le mot table de ses quatre pieds. C’est aussi cela que fait notre poète en faisant des rapprochements inhabituels de mots, en pratiquant l’ironie grammaticale. (La fonction grammaticale des mots n’est plus aussi claire, le mot est-il un nom, un verbe, un adjectif…?). La·le poète pratiquera un dépouillement des mots et de la phrase pour mieux les faire apparaître, pour les faire réapparaitre, pour en faire un phénomène, à la fois que nous pouvons percevoir et que nous avons à investir.
Oui, j’imagine que notre poète, même en ressentant quelque crainte, n’hésitera pas à mettre les mains dans le magma des mots pour atteindre de la profondeur. Et puis sinon, il et elle n’ont qu’à faire autre chose.
Le langage n’est pas pur, les mots seront chargés quoiqu’on fasse et c’est notre chance, nous pouvons les décharger, les recharger, le tenter au moins et dans cette effort, rendre moins aisé aux mots, aux phrases qu’elles tournent en rond et notre pensée avec.
Notre poète idéal·e a besoin d’isoler les mots, de rompre des chaînages associatifs faciles, ceux qui nous viennent avec évidence, rompre pour ne pas colporter toujours les mêmes images, les mêmes idées, pour ne pas finalement conforter ce qu’on voulait casser.
Prenons le jeu du cadavre exquis. Une personne écrit une phrase en haut d’une page, plie le papier pour cacher la phrase et passe la feuille à une deuxième personne qui écrit à son tour sans connaître donc ce qui précède (pas plus que ce qui sera écrit ensuite). Dix personnes écrivent ainsi, et puis on déplie la feuille et un texte sans queue ni tête pourrait-on dire apparaît. Au delà des résultats plus ou moins heureux du jeu, qui en lui-même ne fait pas poésie, ce que j’en retiens pour avancer ici, c’est une notion d’abreuvoir collectif et cette sensation, avec la coupure des phrases, d’écrire dans le noir.
L’abreuvoir collectif : si l’auteur·e de poésie veut faire la part belle à la multiplicité, il·elle doit commencer par se rendre traversant·e, s’exposer à la multiplicité, devenir tout·es les participant·es du cadavres exquis, devenir une meute qui boit au langage et recrache son eau.
Écrire dans le noir : notre poète a tout intérêt à ne pas avoir de point fixe à atteindre. Mais plutôt, sur la ligne qui sera la sienne, courbure de verre, choisir des points d’étape. Le sens qui naît au fil du travail et après coup est à mon avis une donnée particulièrement guidante pour la poésie. Notre poète a besoin que quelque chose lui échappe, a besoin d’être étonné·e, de ne pas comprendre tout à fait ce qu’elle, ce qu’il écrit.
Mais l’état compatible à la création est fragile, le langage sans cesse revient avec ses rectitudes et ses aplatissements, ses visées communicantes, ses représentations piquées. Notre poète doit se surveiller et en même temps ne pas prévoir, pour que quelque chose lui échappe, (il ne suffit pas de vouloir écrire le contraire d’un poncif pour ne pas générer un poncif). Encore une tension, un équilibre de forcené·e.

L’étrangeté du poème, c’est l’étrangeté du langage qui remonte à la surface, celle que le·la poète a réussi à lui arracher. Un peu de notre étrangeté à nous.
Quand un poète, Stéphane Berger, me signifie l’intérieur d’un fruit comme lieu possible de respiration (derniers vers du texte), eh bien, je me rends compte que j’en avais besoin, ça s’impose. Après je ne peux plus m’en passer, je ne mange plus mon kiwi tout à fait de la même manière, je ne me digère plus de la même manière. Prise moi-même entre une écorce, une peau et un cœur dont je ne connais pas le fond, il est toujours possible de s’en extraire quelque chose que je ne connais pas. Je pense à Antonin Artaud, pour lui, le poète doit s’expectorer (s’extraire) quelque chose du cœur qui n’est pas soi. Je ne sais pas si c’est ce que fait Stéphane Berger mais je crois bien que son texte « Dans le noir de la chance » porte cette idée que nous n’en sommes pas réduits à devoir être nous-mêmes et que nous pouvons être beaucoup plus.
La connaissance n’est pas connaissance de soi, comme si un soi stable attendait sagement d’être découvert et connu. La connaissance, c’est l’émergence de l’inconnu, de l’étrangeté à soi-même, au delà de soi. Dans ce sens, la poésie est bien une pratique d’émancipation.
Dans ce sens, nous sommes comme les mots et le·la poète réunis, il nous faut nous battre pour ne pas devenir notre propre symbole, notre propre clôture.

La lune déguste le bois mort. La lumière en frisonne. Je dévie de mon ombre et enfile le point d’ébullition. Dressé dans l’eau, je me mêle d’os, m’enivre de bouffées de terre fraîche. Des pierres de rêve me poussent dans le couloir cosmique. Je viens tout juste de m’inviter sur le banc des vivants.
Extrait de « Dans le noir de la chance », S. Berger

Laurence Cernon

 

« Dans le noir de la chance » de Stéphane Berger – info : stephbysteph127@gmail.com

Sortie du livre le samedi 9 avril 2022 à la coopérative du Zèbre à partir de 17h, lecture à 19H, au plaisir de vous y retrouver

Grand merci à Denis et à Natacha, pour les échanges et leurs encouragements pendant l’écriture de cet article. Et à l’équipe du Zèbre pour la publication.

Le paysage du texte, pour payer mes dettes et mes emprunts – Des références qui n’apparaissent pas toujours directement, les plus importantes :
« Trouble dans le genre » – Judith Butler
« Révolte contre la poésie » – Antonin Artaud
« Le chantier littéraire » – Monique Witting
« Mille plateaux – capitalisme et schizophrénie » – Gilles Deuleuze & Félix Guattari
« L’invention du quotidien. 1. arts de faire » – Michel de Certeau
« Ariel » – Sylvia Plath
« Don Quichotte » – Cervantès

Note
*Novlangue – La langue officielle d’Océania est Newspeak selon le terme inventé par George Orwell en 1949. La première traduction en français d’Amélie Audiberti, en 1950, instaure le terme novlangue. Le novlangue prend le nom de néoparler dans une nouvelle traduction de l’œuvre en 2018 réalisée par Josée Kamoun, qui justifie ce choix en soulignant que «Si George Orwell avait voulu écrire « novlangue », il aurait écrit « newlanguage ». Or ça n’est pas une langue, c’est une anti-langue.» Source wikipédia