Toc Toc Toc qui est là ?
(Récit inspiré de faits réels)
Je ne reconnais pas immédiatement la photo qui s’affiche à l’écran, je pense à nous tous endormis d’un bout à l’autre de l’appartement. Tout peut attendre. L’image se referme sur une nuit devenue étrangement intranquille, la rétine sous ma paupière à la recherche de ce qu’elle avait vu. Les banalités matinales dissipent les ombrages nocturnes mais les nuits ne sont que l’autre côté du jour, elles existent à notre insu, rien ne peut les faire disparaitre complètement. Je jette un œil à cette photo qui me poursuit depuis des heures. Elle ne se révèle toujours pas franchement ; je devine de la peau humaine beige rosée presque entièrement entachée d’un spectre de papillon bleu. Un test de Rorschach. Je remonte le fil de la conversation, qui s’ouvre sur un portrait à la manière de la police scientifique, visage atone traversé par une coulée de sang. « Ce que je craignais est arrivé, on m’a violée ». Est-ce que quelqu’un dans ce monde aurait reconnu un selfie de fesses bleues sans figure, sans tronc, sans jambe. Des fesses en soi, qui témoignent pour elles-mêmes, qui crient sans parole regarde-moi : je suis le viol. Pardon.
Je sors dans la rue, je ne dis rien. Je marche, je ne dis rien. Je monte dans la rame de métro, je ne dis rien. La tentation du silence est grande pour tenir à distance le réel, ce mur à travers lequel personne ne passe. Parmi les mille visages du viol, l’infatigable trauma psychique reste invisible pour celui qui ne veut pas voir, la seule manière de nier le corps comme preuve matérielle est la puissance du silence. Mais il y a les mots médiatisés de la sœur de Giulia, 22 ans, assassinée en Italie par son ex-petit ami : « Pour Giulia, n’observez pas une minute de silence, pour Giulia brûlez tout ». Je tape sur mon téléphone « Colette s’est fait violer cette nuit, c’est horrible, je t’épargne les photos », réponse « Mais quelle horreur, pour les photos j’aime autant ». Evidemment, qui voudrait voir un cul moins bien traité qu’une côte de bœuf cuisinée avec amour avant d’être mangée. Pour Colette personne n’aura la rage du feu.
L’an dernier, elle a été incarcérée à la suite d’une grave agression commise à l’encontre de son compagnon, elle avait bu et elle avait peur. C’était elle ou lui, mais elle n’avait que lui et quand les portes de la maison d’arrêt se sont rouvertes sur un ciel d’été, nulle part où aller. Un corps sans domicile est déjà presque nu, ce ne sera pas compliqué de finir le boulot. Colette n’est ni jeune, ni belle, ni du matin. Chaque nuit, le whisky met en terre son enfance, la grande revenante d’entre les morts, celle qui n’a ni grandi, ni disparu, le fantôme de la souffrance éternelle. Les fins d’après-midi, elle fait des ménages dans des bureaux en ville, à peu près tous les jours et à peu près correctement. En prison, elle connait le sevrage obligatoire pour ne pas dire forcé, mais à l’extérieur il n’y a rien à vivre en échange d’arrêter de boire. Quelques temps en squat, elle trinque avec les Polonais, par politesse dira-t-elle, mais admet sans fard la peur de l’agression. C’est un homme qu’elle connait vaguement qui la met en sécurité dans son appartement, un bout de canapé qui se déplie devant une télévision à tube cathodique, un mètre carré à soi, suffisant pour baisser la garde et se faire prendre comme une chienne sur un coin de table entre deux bouteilles et des mégots dans une assiette sale. Le corps de Colette plongé dans les ténèbres. Toc toc toc qui est là ? Le diable es-tu là ? Il parait que les hommes violents ne sont pas des monstres, d’ordinaires petits garçons portés à bout de bras en direction du soleil, des rois lions toisant la savane qui sera un jour leur royaume. Mais partout, ce que les hommes possèdent plus facilement qu’une terre est une femme. Si tu as un gri-gri pour éloigner le démon pense aussi à mettre un flingue dans ta table de chevet.
Gisèle Pélicot, a ouvert les portes du tribunal pour que la société tout entière cesse de plisser les yeux face à la culture du viol, que la honte change de camp, faire du consentement libre et éclairé la norme de l’acte sexuel, qu’aucune plaidoirie ne puisse dire à la barre « il y a viol et viol », pour que le cul de Colette compte. Les journalistes internationaux se sont déplacés pour pénétrer la petite ville pavillonnaire où il ne se passe sans doute jamais rien mais qui a secrètement abrité pendant des années la scène d’un huis clos conjugal dans lequel le mari filmait sa femme inconsciente sous emprise chimique, se faire violer par l’artisan du coin, le pompier, l’ex-policier, l’électricien, le journaliste…. Selon les experts, 51 accusés qui ne souffrent d’aucune pathologie notable, pointent toutefois leur « sentiment de toute puissance » sur le corps féminin. Des « monsieur tout le monde », dont certains se checkent avant de monter les marches du palais, puissants toujours, la plupart soutenus par femmes et enfants qui refusent d’admettre que le violeur n’est pas un monstre mais l’homme qui vit chez eux. Contrairement aux violeurs de Mazan, Colette n’est pas madame tout le monde. Elle n’est la fille de personne, la femme de personne, la mère de personne, la femme d’aucun intérieur, est-elle suffisamment quelqu’un pour être reconnue victime ?
Colette a déposé plainte au commissariat la nuit du viol. Elle connaissait l’identité de l’agresseur, souffrait d’incontestables lésions corporelles, un dossier ficelé. Toc Toc Toc, police es-tu là ? Elle est restée sans nouvelle et sans attente particulière, en France, 86% des plaintes pour viol sont classées sans suite. Trois jours après les faits, elle a vu le médecin légiste : « ça s’est bien passé. Il a sorti un mètre, il a mesuré les hématomes, je me sentais mal quand-même. J’étais toute nue devant un autre homme qui regardait. Non mais je dis rien, ils font leur travail, mais quand même ils mesurent les fesses. J’ai eu 5 jours d’ITT. » Qu’elle ne prendra pas. On avait dit « pour que la honte change de camp. »
Le 16 septembre 2024, Gisèle Pélicot campée d’une dignité qui nous met à genou, a pris la parole devant les caméras pour rappeler le caractère universel des victimes singulières : « Ce combat que je dédie à toutes personnes femmes et hommes qui, à travers le monde, sont victimes de violences sexuelles, à toutes ces victimes je veux leur dire aujourd’hui regardez autour de vous, vous n’êtes pas seuls ». La nuit du viol, Colette m’a envoyé un appel de détresse à sa manière, sans chi-chi, trivial, criant de vérité. Je ne cesse de penser que je l’ai laissée seule. N’ayons pas peur de reconnaitre ce qui est difficile à regarder, ce n’est pas la blessure qui est dangereuse, seulement son auteur.
Atlantide Merlat