The Thing BootIl y a assurément mille et une façons de commencer la chronique d’un disque de THE THING et je ne trouve pas vraiment la bonne. La plus évidente serait d’évoquer The Thing comme un simple trio de free jazz particulièrement énervé mais j’aurais trop peur de perdre toute la partie du lectorat du Zèbre qui a décidé d’arrêter d’écouter du jazz après la mort d’Albert Ayler ou qui a eu cette chance – inconcevable, vue d’ici – de voir ce même Albert Ayler puis Sun Ra en concert à Lyon, en 1969, c’est-à-dire l’année même de ma naissance. Pourtant The Thing a tout pour plaire aux amoureux de ce jazz libertaire et débridé, une musique qui comme le reste a malheureusement fini par s’encrouter durablement et s’enliser dans de nouveaux codes et de nouvelles règles – un comble ! Car il y a assurément quelque chose de beaucoup plus chiant que le jazz à papa : c’est précisément le free jazz à tonton mais j’aime à penser, du haut de mon éternelle naïveté musicale, que The Thing fait partie de ces groupes qui se servent des règles pour mieux les contourner.

Mais faisons donc les présentations : The Thing c’est le titan Mats Gustafsson aux saxophones et épaulé par une section rythmique infernale : Ingebrigt Håker Flaten (basse électrique ou contrebasse) et Paal Nilssen-Love (batterie). Le nom du groupe est tiré d’une composition de Don Cherry (sur l’album Complete Communion, en 1969) et le groupe a d’abord pris la forme d’un hommage au trompettiste avec un premier album publié en 2001 sous les seuls noms des trois musiciens et comprenant pour moitié des reprises de Cherry. La même année, le trio, désormais définitivement rebaptisé The Thing, a publié She Knows…, un album complet de reprises beaucoup plus variées et enregistrées cette fois ci en collaboration avec Joe McPhee.
La liste des titres y est édifiante : du Don Cherry et du Ornette Coleman bien sûr mais aussi du James Blood Ulmer, du Franck Lowe et, en introduction au disque, une époustouflante version de To Bring You My Love de PJ Harvey. Une bonne partie de ce que fera The Thing est définie sur She Knows… : booster la musique des anciens en lui insufflant une énergie comparable à celle que l’on retrouve chez les groupes de rock les plus ardus voire les plus bruyants.

The Thing a donc continué à multiplier les collaborations fructueuses, par exemple avec le guitariste Otomo Yoshihide (qui s’y connait en mélange des genres), avec Barry Guy ou avec les Sonic Youth et plus particulièrement le grand escogriffe Thruston Moore. Et The Thing s’est aussi amusé à collectionner toujours plus les reprises : The Witch des Sonics, Chuck Berry, 54 Nude Honeys, Lightning Bolt mais également Albert Ayler, Peter Brötzmann ou Duke Ellington. L’une des plus belles réussites de The Thing en la matière reste l’album The Cherry Thing publié en 2012 avec Neneh Cherry (au passage belle-fille de Don…), un album sur lequel on peut découvrir émerveillé une reprise de Suicide, une autre de MF Doom & Madlib et une version définitivement magique du Dirt des Stooges (1).

The Thing BootVenons-en enfin à Boot ! , l’album que The Thing a publié à la fin de cette année 2013. Si sa pochette peut sembler d’une esthétique argentée douteuse, elle ne ment pas sur le contenu du disque : Boot ! est à l’image du biceps du batteur Paal Nilssen-Love, musclé et gaulé comme une enfilade de gros carburateurs montés en série et développant une puissance au démarrage tout comme une certaine endurance sur les longs trajets. Ingebrigt Håker Flaten joue lui ici exclusivement de la basse électrique, transformant à l’occasion ses lignes en bouillonnements sonores saturés, ce qui confère toujours plus de caractère à la freeture sauce noisy de The Thing. De son côté Mats Gustafsson privilégie largement le saxophone basse et le saxophone baryton : Boot ! est clairement un album aux sonorités grasses et dont le vocabulaire est mis à mal par des accents toniques aussi lourds qu’imposants.

Boot ! ne comporte que deux reprises et la première d’entre elles aurait pu être de taille : India est l’un des fleurons du répertoire de John Coltrane, période Eric Dolphy ; il s’agit surtout d’une composition où le thème d’introduction, d’une beauté aussi simple qu’universelle, peut être le prétexte à tous les débordements. Mats Gustafsson et The Thing ne s’en privent donc pas et, passé l’hommage certes efficace mais qui n’a rien d’exceptionnel (2), cette version d’India n’est qu’une mise en bouche, le restant du disque s’avérant autrement plus haletant. A commencer par Heaven, signé Duke Ellington et où la finesse du thème se fraye adroitement un chemin au milieu d’un lit de braises toujours incandescentes. Plus généralement Boot ! navigue entre expressivité haletante et déflagrations sonores, entre textures organiques et frénésie électrique, entre mélodies rocailleuses et transes rythmiques. Cet album, qui peut paraitre un peu long et monolithique aux premières écoutes (Epilog et son quart d’heure auraient mérité d’être raccourcis par endroits), est la suite logique des enregistrements précédents de The Thing. Moins accessible que Bag It ! et plus bruyant que She Knows… (pour tout dire, les deux meilleurs enregistrements de The Thing), Boot ! reste une proposition définitivement non nostalgique et donc contemporaine de relecture de musiques qui pourtant sont nées il y a plus de cinquante ans. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

 

Hazam.

(1) Inutile de rappeler que Fun House des Stooges est le plus grand disque de musique électrique et à base de chairs maltraitées jamais enregistré.
(2) Peut-on faire quelque chose à la fois d’exceptionnel et de personnel avec une reprise de John Coltrane ? La réponse serait mille fois NON si Nels Cline et Gregg Bendian n’avaient pas enregistré Interstellar Space Revisited qui évidemment est plus un hommage et une relecture qu’une copie de ce qui ne saurait être copié.

 

 

The Thing – Boot !

 

The Thing & Neneh Cherry – The Cherry Thing

 

The Thing & Joe McPhee – She Knows…