De la maltraitance dans l’édition : le cas Chandler

« Il y a blonde et blonde, c’est bien connu. (…) Il y a la petite blonde mignonne qui gazouille et roucoule, et la grande blonde sculpturale qui vous cloue de son regard bleu acier. Il y a la blonde qui vous jette un regard par en-dessous, qui sent divinement bon, se pend à votre bras, scintillante, et se déclare toujours très, très fatiguée quand vous la ramenez chez elle. (…) Il y a aussi la blonde suave, docile, alcoolique, qui se fout éperdument de ce qu’elle porte tant que c’est du vison. (…) Il y a la petite blonde piquante, du style copain-copine, qui veut payer sa part, rayonne de bonne humeur et de bon sens, est experte en judo et peut balancer un chauffeur de poids lourd par-dessus son épaule (…). Il y a la blonde pâle, très pâle, atteinte d’anémie du genre incurable si elle n’est pas fatale. (…) On ne peut pas l’effleurer du doigt, d’abord parce qu’on n’en a pas envie et, ensuite, parce qu’elle lit L’Enfer de Dante dans le texte original. » (Raymond Chandler, The Long good-bye, p. 124-125).

Les lecteurs francophones ont été privés de cette anaphore (1) géniale pendant un demi-siècle, tout ça parce que les volumes de la collection « Série noire » de Gallimard comptaient 254 pages et pas une de plus. Les ouvrages qui dépassaient, comme The Long good-bye, étaient victimes des coups de ciseaux de l’éditeur. Ce n’est d’ailleurs pas la seule maltraitance dont le livre a été victime puisqu’il a été initialement publié sous le titre Sur un air de navaja… alors qu’aucun des crimes qu’il raconte n‘a été commis à l’arme blanche. Mais l’éditeur n’avait aucune hésitation à charcuter les textes car c’était à ses yeux de l’infralittérature de consommation courante, dont les produits supposés interchangeables autorisaient à mépriser tant l’auteur que ses lecteurs.

Raymond-Chandler-Sur-un-air-de-navaja-1953

Raymond Chandler est aujourd’hui reconnu comme l’un des écrivains les plus talentueux qu’aient produits les États-Unis au XXe siècle mais, vue de France, son œuvre souffre d’une tare irréparable : il écrivait des romans policiers. Et ça, au pays du Lagarde et Michard, ça ne pardonne pas. Lorsque, enfin, des traductions complètes et pas trop fantaisistes de ses sept romans ont été publiées, en 2013, c’est dans une collection sans grand prestige et pas dans la Pléiade, où il avait pourtant toute sa place.

« Tu lis ça ?! » Je me rappelle cette exclamation outrée et dégoûtée d’une copine me voyant plongé avec délices dans Adieu ma jolie — le « ça » exprimant tout le mépris qu’elle éprouvait pour ce qui, à ses yeux, ne pouvait qu’être une sous-littérature répugnante. Il faut dire que le volume (acheté à Shock corridor, pour celleux qui s’en souviennent) ne payait pas de mine. La collection « Carré noir » se distinguait par des jaquettes ornées des diverses catégories de blondes énumérées plus haut et par des quatrièmes de couverture publicitaires pour des eaux-de-toilette viriles. Bref, le lecteur de Chandler était supposé couillu. Pourtant, pas besoin de l’être pour apprécier cette description inaugurale :

rsz_cover-the-big-sleep« Il portait un borsalino taupé, une veste de tweed gris avec de petites balles de golf en guise de boutons, une chemise brune, une cravate jaune, de larges pantalons de flanelle en accordéon et des souliers de crocodile au bout parsemé de points blancs. De sa poche-poitrine cascadait une pochette du même jaune éclatant que sa cravate. Deux plumes de couleur étaient plantées dans le ruban de son chapeau, mais elles étaient superflues. Même dans Central Avenue, qui n’a pas la réputation d’être la rue la moins excentrique du monde, il passait inaperçu à peu près comme une tarentule dans un plat de crème » (Adieu ma jolie, p. 8).

rsz_9780345288608-us-300Essayez de trouver un dixième de cette inventivité chez les grandes têtes molles qui encombrent aujourd’hui les tables des libraires. De fausses transgressions à l’exaltation de l’insignifiance en passant par la platitude élevée au rang des beaux-arts, il y a toutes les raisons pour délaisser la rentrée littéraire pour se plonger avec volupté dans l’écriture de Chandler. On se perd dans l’intrigue ? Pas grave ! Lui-même, parfois, ne s’y retrouvait plus, l’atmosphère supplantant largement le récit.

515yCdt-9ALLe style de Chandler, c’est une capacité extraordinaire à suggérer une ambiance (« Aucune des deux personnes qui se trouvaient dans la pièce ne fit attention à la façon dont j’entrais ; pourtant, une seule d’entre elle était morte ») ou à planter un personnage (« Elle avait de longue cuisses et elle marchait avec un certain petit air que j’avais rarement remarqué chez les libraires ») (2). C’est aussi un sens de la métaphore qui tue (« On y respirait un parfum démodé, celui de trois veuves en train de boire le thé »), du rapprochement improbable mais parfaitement évocateur (« Il portait une veste bicolore qui aurait fait grincer des dents, même sur le dos d’un zèbre »), de l’humour cynique qui frappe au bon endroit (« Les bras largement ouverts en signe de bienvenue, et une grosse pierre dans chaque main ») (3). C’est enfin un héros récurrent, Philip Marlowe, qui fixe définitivement la figure du détective privé dans la littérature policière. Franchement désabusé mais sauvé par une colonne vertébrale morale à toute épreuve, même et surtout lorsqu’elle implique de faire entorse à une loi incapable d’imposer la justice.

Foin des hiérarchies littéraires scolaires ! Haro sur les stratégies commerciales des éditeurs ! Au diable les classements imbéciles des critiques ! Il y a 10 000 fois plus de plaisir de lecture dans un roman — ou simplement une nouvelle — de Chandler (et de bien d’autres avant ou après lui) que dans les œuvres complètes des prochains goncourables. Lire un bon polar, c’est résister à l’imposition des normes culturelles en leur adressant un joyeux pied de nez.

Pedro

 

  1. Une anaphore est une figure littéraire qui repose sur la répétition de la même formule ; voir ici pour un exemple particulièrement désopilant d’anaphore.
  2. Extraits du Grand sommeil.
  3. Extraits de La Dame du lac et de Fais pas ta rosière ! (réédité il y a quelques années sous le titre original La Petite sœur).