Quai des Orfèvres, un conte de Noël de lutte de classe

 

Quand la bourgeoisie est aux commandes et le fascisme à nos portes, quand les luttes sociales sont atones, quand les concerts de rock et les terrasses deviennent des endroits à haut risque… il est tentant de se replier sur soi et de chercher quelque réconfort dans son cocon douillet. Il est tout aussi tentant, parce qu’on sent bien que cette attitude n’est pas à la hauteur, de culpabiliser. Contre cette spirale mortifère qui ne conduit qu’au découragement et à l’aigreur, essayons au moins de cultiver des loisirs positifs, certes dans le confort protecteur de la sphère privée mais à même de nous installer dans un rapport au monde plus confiant, base de futurs combats. Et puisqu’une fin s’année lugubre se profile, glissons-nous sous la couette avec un bon grog et lançons le DVD d’un conte de Noël à même de nous revigorer : Quai des Orfèvres, de Henri-Georges Clouzot.

Certes, ce n’est pas le dernier blockbuster en date mais ce film de 1947 entre étrangement en écho avec la situation actuelle. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un film policier dont l’intrigue se déroule la veille de Noël. L’inspecteur Antoine (Louis Jouvet) enquête sur le meurtre d’un riche vieillard, Brignon. Il suspecte rapidement le mari de la chanteuse Jenny Lamour (Suzy Delair), le pianiste Maurice Martineau (Bernard Blier) qui, extrêmement jaloux, soupçonnait sa femme de le tromper avec Brignon et a proféré contre lui des menaces de mort. L’enquête de l’inspecteur est compliquée par le fait que Jenny se trouvait chez Brignon le soir du meurtre et que, l’ayant appris, son amie Dora (Simone Renant) a ensuite effacé les traces de son passage sur les lieux du crime.

Quai des orfevres 1947 real : Henri Georges Clouzot Louis Jouvet Simone Renant COLLECTION CHRISTOPHEL

L’intrigue se déroule dans l’immédiat après-guerre, autant dire que la situation économique et sociale est pourrie : les logements sont exigus, la nourriture est rationnée et le chauffage défaillant (le beurre est une denrée rare et les personnages gardent leur manteau dans les scènes d’intérieur). Pourtant, le public se presse dans les music-halls pour assister à des spectacles sans doute guère raffinés mais où règne une ambiance chaleureuse et joyeuse, et la solidarité est de mise quand le danger se profile — spécialement sous la figure du flic.

Tel qu’incarnée par l’inspecteur Antoine, cette figure s’humanise cependant lorsqu’il manifeste une affection attentionnée pour son jeune fils — qu’il présente comme « tout ce que j’ai rapporté des colonies, avec le paludisme ». Quai des Orfèvres apparaît comme un film antiraciste précisément parce que le fait que cet enfant soit noir n’est jamais souligné ; manifeste à l’écran, la couleur de peau n’est investie d’aucune signification particulière. Il s’agit également d’un film gay- ou plutôt lesbian-friendly puisque l’amour sans retour de Dora pour Jenny ne suscite aucune ironie ou mise en exergue pesante. Il est plutôt placé sur un plan d’égalité avec l’hétérosexualité lorsque Antoine exprime (dans un pied de nez à la censure de l’époque) sa sympathie à Dora en lui disant qu’elle est « un type dans mon genre, avec les femmes vous n’aurez jamais de chance ».

Quai des orfevres 1947 real : Henri Georges Clouzot Suzy Delair COLLECTION CHRISTOPHEL

Ce qui frappe, à l’inverse, c’est à quel point les antagonismes de classe sont soulignés et présentés comme structurants des rapports sociaux. Brignon est riche et comme tel c’est un « vieux dégueulasse » qui fait poser nues les jeunes femmes que photographie Dora. Si Maurice Martineau est maladivement jaloux, c’est, selon ses collègues musiciens, parce qu’il « a été mal élevé, c’est un fils de bourgeois, il voit le mal partout ». Traitée d’arriviste, Jenny rappelle qu’elle a grandi dans un logement exigu, avec « la toilette sur l’évier », et souligne que le porc est décidément la viande la plus indigeste en évoquant « le mal à l’estomac because la charcuterie ». L’inspecteur Antoine lui réplique en racontant que si son propre père vivait dans un beau château, au milieu d’un parc, c’est parce qu’il était larbin et qu’on le payait pour nettoyer les saletés des autres — ce que lui continue à faire, à sa manière. Le taxi qui a conduit Dora chez Brignon est dénoncé par un cafetier qui le décrit comme « un mauvais esprit, toujours pour la grève ». Obligé de dénoncer la jeune femme par les policiers, il ne peut que lui dire : « Je vous fais bien mes excuses madame, mais on n’est pas les plus forts ». Ne manque pas non plus la contribution du système scolaire à la reproduction des inégalités sociales puisque le fils de l’inspecteur Antoine (qui lui-même n’a « pas d’instruction ») échoue à un examen d’entrée en manquant l’épreuve de géométrie.

Quai des Orfèvres est un conte de Noël puisqu’il s’achève sur un happy end et sur l’image d’un flic recevant une boule de neige en plein visage. Mais loin des mièvreries dépolitisantes de rigueur en cette saison, c’est un conte qui rejette le mépris de classe et qui en appelle à la tolérance et à la solidarité devant les pouvoirs économiques ou policiers. Aucune raison de culpabiliser, donc : c’est aussi en étant confortablement installé sous la couette, devant la télé, que se prépare une année 2016 de lutte de classe.

Pedro