Soul music is not dead

Printemps 2020. Le 25 mai, le mouvement Black Lives Matter reprend de la vigueur après le meurtre de George Floyd à Minneapolis. Deux semaines plus tôt, le 9 mai, Little Richard, né à Macon (Géorgie) en 1932, a profité du chaos de l’épidémie du corona pour s’éclipser. Il était une des grands figures noires de la naissance du rock’n’roll avec « Tutti Frutti » et « Long Tall Sally ». La musique noire, l’épopée du rythm’n’blues et de la soul music, ces événements donnent envie de s’y (re)plonger. Nous vivons aujourd’hui à l’heure d’internet, bien loin de l’époque vinyle des vieux disquaires. Diable ! Autant en tirer son parti avec, au pire, le son de la mondialisation en format mp3 dans les oreilles et, dans une main, une des exégèses musicologiques de Nick Tosches, Gerri Hirshey, Peter Guralnick ou Greil Marcus. Voici quelques jalons de cette histoire.

Les origines multiples du rock’n’roll

Elvis Presley, c’est un peu comme la fable de la Bible appliquée au rock’n’roll. Il paraît que, à force de prêches et de débilités mormons, beaucoup d’Américains pensent aujourd’hui que l’univers a été créé il y a six mille ans. On s’en gausse sans modération, s’en tapant les mains sur les cuisses, oubliant que nous, nous croyons volontiers que le rock’n’roll est né avec Elvis Presley, sorti de la cuisse de son producteur Sam Phillips, à Memphis, en 1955. C’est de cette époque que date le Million Dollar Quartet, terme qui désigne une seule séance d’enregistrement dans les studios de Sun Records à Memphis le 4 décembre 1956, avec Elvis Presley, Johnny Cash, Jerry Lee Lewis et Carl Perkins. Que des Blancs.

Pourtant Presley était un authentique chanteur de gospel, à la manière d’un Noir grimé en visage pâle. « Le rock’n’roll n’était qu’un euphémisme pour désigner la musique noire », écrit Gerri Hirshey dans son bouquin Nowhere to Run. Elle utilise une métaphore, celle du « call and response ». C’est un procédé de la chanson noire consistant à faire se répondre deux solistes ou un soliste et un chœur. Un exemple en est donné par Carla Thomas et Otis Redding dans la chanson « Tramp ».

Dans le studio, Otis Redding a commencé à chambrer Carla Thomas. Cette dernière s’agace, s’irrite, s’emporte vraiment. Cela donne une vraie bordée d’injures à faire rougir le capitaine Haddock. Pour Gerri, cette technique du « call and response » traduit ce qui s’est passé dans les années 1945-1960 entre la gospel, le blues, le jazz, le rock, voire la country. De multiples échanges et influences réciproques qui ont accouché du rythm’n’blues puis de la soul.

Il y a une origine commune à ce rock’n’roll et ce rythm’n’blues qui ont fait trembler l’Amérique puritaine dans les années 1950. Ce sont les « héros oubliés du Rock’n’roll », suivant le titre de Nick Tosches. Il y a ce musicien noir, Robert Johnson, disparu en 1938, réédité par Columbia dans les années 1970, devenu le héros d’Eric Clapton, Keith Richards et John Lennon. Dans l’autre sens, des chanteurs noirs puisaient dans le répertoire country, qui est plutôt une musique de red necks (les Blancs) : Joe Tex et Percy Sledge, Arthur Alexander. Le yodel de Sam Cooke, un des héros (noir) de la Soul, était paraît-il des plus convaincants.

Pour Gerri Hirshey, le mouvement clé, c’est quand les artistes noirs sortent des églises. Le magazine Billboard titre « The Latest Trend : R&B Disks are going Pop » en 1954. Une papesse du gospel, Sister Rosetta Tharpe avait initié le mouvement lorsqu’elle s’était produite au Cotton Club de Harlem en 1938. Les bonnes âmes n’y avaient rien trouvé à redire, mais cela ne faisait que repousser le scandale d’une grosse décennie. Quand Ray Charles et Sam Cooke s’y mettent, au début des années 1950, les pasteurs crient au blasphème mais leur pudibonderie est engloutie dans les lames de fond d’une ferveur adolescente black and white.

 

Ray Charles se plaignait bruyamment que les Noirs devaient s’asseoir au fond de la salle (quelqu’un devait bien le lui cafter car il ne pouvait rien voir depuis sa chambre obscure d’aveugle). Les musiciens noirs et leurs chaperons blancs risquaient leur peau à cette époque. Toute l’équipe de musiciens d’Otis Redding était armée, rapporte Peter Guralnick, mais n’était-ce qu’une exception ? Solomon Burke a raconté que lors d’un concert dans le Sud, il a vu débarquer plusieurs centaines de gars du KKK. En fait, ce qu’il a dit précisément à Guralnick, c’est qu’il y en avait 30 000. Comme c’était paraît-il un baratineur de première, on peut le lui céder à 300. Dans tous les cas, on peut le croire quand il dit que tous ses musiciens ont joué avec les tripes nouées dans du fil barbelé et que son batteur s’est carapaté avec sa batterie sans la démonter à la fin du concert.

L’obsession du crossover

Ceux qui ne croient pas à la fable de la Création savent que le rock’n’roll était une entreprise commerciale visant à convertir une musique noire en espèces sonnantes trébuchantes par la conquête des enfants de la bourgeoisie et de la classe moyenne blanches. Il paraît que, dès les années 1920, des labels blancs envoyaient des ingénieurs du son à la recherche de talents dans le Sud profond. Ces sourciers de l’industrie musicale naissante écumaient la Louisiane, le delta du Mississippi et Harlem.

Ray Charles et Sam Cooke passent pour être les deux grands précurseurs de la soul musique qui ont dynamité la constellation musicale. En décembre 1954, alors qu’il était en tournée en Géorgie, Ray Charles fit venir en urgence les pontes d’Atlantic Records, Ahmet Edergun et Jerry Wexler, pour enregistrer « I Got a Woman ». Il était persuadé de tenir de la poudre d’explosif dans le creux de la main et ne voulait pas la voir se disperser comme de la poudre de fée. Et il avait raison : la chanson marcha, elle explosa tout. En fait, les acteurs de l’époque n’avaient pas conscience car on diffusait la musique à coup de radios locales, c’était un processus diffus, mais les vrais chroniqueurs du rock’n’roll sont formels : « I Got a Woman » a révolutionné la musique en créant des ponts entre public blanc et public noir.

Il y a eu des signes avant coureur : le 21 mars 1952, le Cleveland Arena fut prise d’assaut par environ 25 000 adolescents noirs et blancs alors que la salle ne pouvait en contenir que 10 000. Le DJ Alan Freed n’avait que trop bien réussi son coup. Rétrospectivement, on considère que c’est la première émeute rock’n’roll. Le pire des cauchemars pour l’Amérique blanche : l’émeute ET la mixité ou la mixité ET l’émeute.

Otis Redding a été une grande icône de la soul. Au début, il donnait des concerts compassés, sanglé dans un costume impeccable, tout en maîtrise de son art, sans les débordements émotionnels qui sont la marque de fabrique de la soul. Les producteurs se plaignaient de devoir tendre l’oreille pour l’entendre par-dessus la guitare du fantasque Johnny Jenkins. Sur scène, Jenkins faisait des pirouettes de cirque au premier plan tandis que Redding, en arrière plan, se contentait de poser sa voix comme on applique délicatement un fond de teint sur le visage d’une mariée. Puis il s’est affirmé. Redding était encore peu connu du public blanc lorsqu’il a été invité à se produire au festival de Monterey en juin 1967, comme un intermède noir entre deux stars blanches. L’intermède noir s’est adressé à la foule blanche : « Weall love each other, don’t ?, hurle-t-il ? Yeah, lui répond la foule blanche. I’m right ? Let me hear say yeah ?, demande-t-il encore. YEAAAHHHH !!, hurle la foule blanche » Et l’intermède noir d’enchaîner avec « I’ve Been Loving You Too Long ». Voilà un magistral crossover qui dégage la voie d’une carrière musicale comme un seul coup de bise une route enneigée des Appalaches.

Fin de partie

Dans la musique noire, il y a le côté business, avec notamment James Brown et la Motown mais il y a aussi des aventures collectives plus authentiques comme celles de Stax Records à Memphis ou de Fame Records à Muscle Shoals. Là, les artistes baignaient dans une atmosphère plus collaborative, où mixité et créativité allaient de pair. Cela a donné une musique restée dans les mémoires comme plus pure, moins formatée que celle de la Motown.

La musique soul n’est pas que rurale. A Harlem, dans les années 1950, il y a les Drifters et les Dominoes. A Détroit, il y a Sam Cooke qui a pris la tête des Soul Stirrers, un vieux groupe sudiste passé du gospel des plantations de coton du Texas à la soul urbaine de Détroit sur une période de deux décennies (entre les années 1930 et les années 1950).

Mais l’obsession du producteur Jerry Wexler, qui a fait l’essentiel de sa carrière chez Atlantic Records, est de ne pas oublier que la musique soul est aussi et d’abord rurale. Il a l’intuition qu’il faut faire des sessions d’enregistrement dans le Sud pour que les stars noires qui ont connu leurs premiers succès à Chicago, Détroit ou New-York ne se coupent pas de l’inspiration suprême, le vieux fond musical du Sud. Aretha Franklin, Otis Redding et Wilson Pickett sont ainsi envoyés, à coups de pied dans le cul s’il le faut, dans les studios de Memphis et Muscle Shoals. Pickett raconte comment il a été horrifié de revenir au milieu des plantations de coton de son enfance mais aussi sa surprise de voir que la production musicale était gérée par des Blancs, orfèvres de la production musicale, dans les studios de Stax et de Flame Records. En 1978, il est revenu à Muscle Shoals pour enregistrer un album qui déchire : Funky Situation. Simon and Garfunkel ont aussi enregistré à Muscle Shoals à cette époque et les Rolling Stones ont enregistré dans les studios de la Stax à Memphis lors de leur funeste tournée de 1969.

Les acteurs de l’époque voient tous la période 1968-1969 comme une fin de partie. L’assassinat de Martin Luther King à Memphis le 4 avril 1968 est un terrible moment de rupture. Elle a déclenché des émeutes en cascade. Les producteurs et musiciens de studio blancs des labels du Sud, à Memphis, Muscle Roads ou Nashville, se sont soudainement retrouvés indésirables jusque dans leurs salles d’enregistrement. Des musiciens noirs ont dû les escorter jusqu’à leur voiture sur les parkings des studios. Peter Guralnick, l’auteur de Sweet Soul music racontent plusieurs scènes de ce type.

De fortes tensions raciales se sont exprimées lors d’un événement que Guralnick raconte dans les grandes largeurs. Il s’agit de la convention de l’Association Nationale des Annonceurs de Radio et Télévision, un rassemblement de DJ de R&B qui a pris de l’importance au fil des années dans le business de la soul. L’édition de 1967 s’était déroulée avec le vent dans le dos, autour d’Otis Redding consacré nouvelle figure de proue de la soul. Depuis, Redding est mort dans un accident d’avion dans les eaux glacées du lac Monona et Martin Luther King a été assassiné.

Lors de la Convention de 1968, l’esprit est au déboulonnement des statues, pas celles d’Andrew Jackson, de Thomas Jefferson ou du général sudiste Robert Lee, qui ne perdent rien pour attendre (le mouvement Black Lives Matter s’en chargera 50 ans plus tard) mais des personnes en chair et en os, les producteurs et les musiciens de studio blancs. L’histoire de la soul ne s’arrêtera pas là mais l’épisode laissera des traces. Ensuite, tout semblera aller à vau-l’eau. James Brown appellera à voter Richard Nixon puis récidivera en affichant son soutien à Ronald Reagan. Son aura en sera bien écornée mais il faut croire que le pape de la soul pouvait tout se permettre depuis qu’il avait poussé son hymne à la négritude : « Say It loud, I’m Black and Proud ».

Epinon