Caucase départ 3.

De l’autre côté du manche.

Duck Face

Duck Face

À l’issue des longues guerres murides, le tsar intègre la Tchétchénie à l’empire en 1860 et déporte massivement les Tchétchènes vers l‘Empire Ottoman. Ce peuple d’anarchistes « sans piédestal sur lequel hisser ses héros ni cachot où jeter ses criminels » n’a cependant jamais totalement accepté la tutelle de Moscou. Punis pour leur bonheur et par l’implacable politique des nationalités stalinienne, ils seront de nouveau déportés en Asie Centrale en février 1944. Souhaitant s’émanciper de ce tyrannique grand frère et profitant du vide de pouvoir du début des années 90, un ex-général de l’Armée soviétique proclame l’indépendance. Deux guerres successives vont éclater, la première en 1994, la seconde en 1999.

Beaulieu le 4 juillet 1999, dans la villa du marchand d’armes saoudien Adnan Khashogi. Un aréopage de mafieux tchétchènes, abkhazes et de proches du clan Elstine, organisent une rencontre au sommet. Alexander Voloshyn chef de l’administration présidentielle doit discuter avec Chamil Bassaïev, ex-homme de main de la mafia tchétchène, puis chef de guerre indépendantiste qui se bat désormais sous l’étendard vert du djihad. L’ombre de Bérezovski, oligarque très lié aux gangs tchétchènes, plane sur la rencontre. La succession d’Elstine se profile, les nouveaux russes doivent s’assurer que le prochain locataire du Kremlin leur permettra de poursuivre dans la voie du capitalisme de grand chemin. Autrement dit, de se goinfrer sur le dos de la Russie. V. Poutine, alors à la tête du FSB (ex KGB) est leur poulain. Il sera adoubé par Elstine.

Un mois après la rencontre, un commando dirigé par Bassaïev et le saoudien Khattab, attaque le Daghestan. Fin août, une série d’attentats ravage la Russie. Poutine annonce qu’il ira « buter les terroristes jusque dans les chiottes ». Il déclenche la deuxième guerre de Tchétchénie. La relance du conflit doit lui servir de marchepied pour l’accession à la présidence.

Début septembre, Dinara, jeune tchétchène du Daghestan, se rend avec des proches chez des membres de sa famille à Goudermes, non loin de la frontière tchétchéno-daghestanaise. Ils ne savent pas que la deuxième guerre a commencé. Arrivés devant un checkpoint, une balle siffle. Un militaire à l’abri dans une tranchée leur fait signe de faire demi tour.

C’est le début de la terreur, de la guerre sale, où « un bon tchétchène est un terroriste mort ». Tout ceux qui veulent se faire un peu d‘argent affluent en Tchétchénie et se paient sur la bête. Un cortège de mercenaires biélorusses, ukrainiens, russes, les kontratniki, imbibés de vodka frelatée, laissent libre cours à leurs passions : viols, exécutions, pillages. Dinara et sa famille ne peuvent rentrer au Daghestan. Ils se terrent dans la cave des cousins pour se protéger du pilonnage intensif mené à la soviétique.

Les forces russes mettent également en œuvre de grandes opérations de nettoyage, les zatchiski, officiellement pour dénicher les combattants. Le mari de Dinara est raflé à plusieurs reprises, il en réchappe à chaque fois contre le paiement d’une rançon. Pour d’autres, c’est plus douloureux. Un commerce des morts et des vivants s’organise, certaines familles ne récupèrent que le cadavre de leur proche. Cette lucrative activité s’est développée pendant l’entre deux guerres quand les kidnappeurs, dont on soupçonne une fois encore les liens avec Berezovski, étaient parfois retrouvés avec des cartes du GRU (les renseignements militaires). La guerre permet aux profiteurs du chaos de prospérer au milieu de la fange.

Raflé une nouvelle fois en février 2003, le mari de Dinara disparaît définitivement, comme tant d’autres. Après quoi, elle commence à recevoir des convocations de la police. S’en suivent les perquisitions, le saccage de son appartement, la détention. Dinara est enfermée avec 9 autres femmes dans une cellule de 10m2 à peine. Toutes Tchétchènes. Elle subit des interrogatoires quotidiens. Des hommes cagoulés veulent la forcer à avouer que son mari est un boevik (un combattant), un terroriste.

Sous les bombes

Sous les bombes

Libérée au bout d’une dizaine de jours, elle est convoquée au tribunal. Son cousin a moins de chance. Arrêté, il est jeté dans une fosse en compagnie d’un cadavre en putréfaction, une grille recouvre le trou. On le sort tous les jours pour le battre ou simuler son exécution.

En juin 2005, des spetsnaz débarquent chez elle. Un des membres de ces forces spéciales commence par lui mettre un coup de poing avant que les autres ne s’acharnent également sur elle. Semi-consciente, elle est transportée à l’hôpital. On la transfère immédiatement au bloc : commotion cérébrale, hémorragie interne. La famille décide alors d’organiser sa fuite. On l’emmène à Moscou avec ses deux jeunes enfants, de là elle gagnera la France.

En Tchétchénie la guerre se poursuit mais baisse d’intensité. Moscou a en effet « tchétchénisé » le conflit, en remettant le pouvoir aux mains du clan Kadyrov. D’abord au père, puis au fils après l’assassinat du premier. Ramzan ne tue plus les innocents, il ne tue que les chaitany,  « les diables qui partent pour la forêt », les djihadistes. Le virus salafiste, inoculé par des apprentis sorciers a fait souche, il s’est maintenant propagé à l’ensemble du Nord Caucase, notamment au Daghestan.

Dinara y a laissé sa famille, dont une jeune sœur, Petimat. Une cousine à peine plus âgée, Asset, commence alors à fréquenter une Jamaat et à porter le voile noir intégral. Elle s’oppose à l’Islam de ses parents, largement assoupli par 70 années de soviétisme. La famille est inquiète. Depuis 1999, les Tchétchènes ont mauvaise presse au Daghestan et tout le monde sait que ce qu’il advient des filles qui commencent à porter le niqab. La gamine est perdue, de temps en temps elle demande à Petimat d’écouter de la musique occidentale, même « si c’est pêcher ».

Asset disparaît. Plus tard, elle appelle son frère, pour lui demander la permission de se marier. Elle explique simplement vivre avec son groupe dans une maison de Makhachkala. Elle rend visite une seule fois à sa mère qui ne la reverra plus vivante. Elle sera exécutée au cours d’une opération anti terreur, comme tous les autres membres de la Jamaat. Les autorités réclament alors 20 000 roubles à sa mère pour pouvoir récupérer son corps criblés de balles, non sans avoir au préalable prélevé les organes vendables.

Après l’opération anti-terreur, Makhachkala, novembre 2009.

Après l’opération anti-terreur, Makhachkala, novembre 2009.

Toute la famille est maintenant ciblée. La mère de Dinara est régulièrement battue, son épicerie braquée et pillée. Petimat est victime d’une tentative d’enlèvement par des hommes cagoulés. Une énième explosion a lieu dans leur quartier. Les militaires embarquent le frère de Dinara et demande une nouvelle rançon pour le libérer. Il fuit la Russie dès sa libération. Par deux fois, Petimat et sa mère ont tenté de rejoindre l’Europe de l’Ouest. Par deux fois, elles ont été refoulées, à Tallin, puis Riga. La mère n’a plus les moyens de payer un voyage pour deux. Petimat, encore mineure, part seule pour la France. Fin décembre 2011, elle retrouve Dinara dont la situation reste très compliquée.

Par un clin d’œil du destin, leur horizon s’éclaircit en 2013, l’année où disparaît Berezovski après plusieurs années d’exil doré entre Londres et Antibes. Tombé en disgrâce après avoir facilité l’arrivée au pouvoir de Poutine, Berezovski est retrouvé mort dans sa salle de bain, peut-être victime d’une « Litvinenko ». Rien ne s’est pas passé comme prévu. Le règne de Vladimir n’est pas celui des oligarques, mais celui des siloviki, les ex du KGB, les membres des structures de forces. Une croissance à deux chiffres et du chauffage pour les Russes assureront la popularité de Poutine et celle de ses nouveaux boyards. Aujourd’hui, en Russie, ce n’est plus un pays qui a des services de sécurité, mais des services de sécurité qui ont un pays (1).

 

 

Loic Morvan

 

(1) Mohammed Harbi à propos de l’Algérie, «  En Algérie ce n’est pas un pays qui a une armée, mais une armée qui a un pays ».